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sources les plus hautes, à la demander aux vérités éternelles de la morale et de la philosophie, aux sentimens généraux de l’humanité. Leur seul tort fut de bannir du domaine de l’art la nature et l’individu. En ce point, ils méconnaissaient le génie de la nation anglaise. Le protestantisme, en proclamant le droit d’examen, en érigeant l’individu en arbitre de sa foi, a fait de tout homme un souverain dans le domaine de la conscience, et, par une conséquence inévitable, dans le cercle de sa famille. Tout père de Camille, comme autrefois les patriarches hébreux, est non-seulement un roi, mais encore un grand prêtre au sein de sa maison. De là ce culte du home, cette surveillance jalouse du foyer domestique, cette inviolabilité du domicile, caractères si remarquables des mœurs et de la législation anglaises. Comment les sentimens de famille, les idées domestiques, les détails intimes n’auraient-ils pas conquis dans la poésie la place qu’ils tiennent dans la vie de la nation ? Ainsi s’expliquent le discrédit et l’oubli où sont tombés les élèves et les successeurs de Pope, hommes d’esprit et de talent pour la plupart, mais qui n’avaient pas les qualités éminentes du maître, et qui remplaçaient l’élévation par la sagesse, la noblesse par l’élégance, le souffle poétique par le savoir-faire. Corrects, ingénieux et diserts, ils développèrent agréablement, en vers bien tournés, des pensées d’une irréprochable morale ; ils esquissèrent des tableaux d’une élégante fidélité, mais d’où la vie était absente. Thompson lui-même, qui avait l’œil d’un peintre, ne vit dans la nature et sa surprenante variété qu’une mine inépuisable de vers descriptifs. La monotonie, la froideur et l’ennui furent leur châtiment.

Goldsmith ne se croyait lui-même qu’un élève de Pope : il n’aspirait qu’à l’élégance et au bien-dire. Ses contemporains admiraient en lui une diction d’une pureté irréprochable, une versification noble, ferme et d’une exquise harmonie : ses deux grands mérites, la sensibilité et le don du pathétique, passaient inaperçus à ce point que les meilleurs juges et Johnson lui-même, mettaient le Voyageur au-dessus du Village abandonné. Cependant, si Goldsmith appartenait à l’école de Pope par le style et le mérite de l’exécution, il puisait l’inspiration à une source différente. Plus de souvenirs classiques, plus d’allégories, plus d’allusions mythologiques ! l’Olympe a cessé d’exister pour lui ; point de périodes longuement balancées, point de parallèles savans, de loin en loin une comparaison rapide empruntée à la nature extérieure. Les idées générales ne sont pour Goldsmith qu’un thème promptement abandonné pour faire appel au cœur et aux sentimens intimes. Les souffrances et les joies du peuple, voilà ce qui préoccupe le voyageur. La douleur du paysan expulsé de la maison paternelle, et qui dit en pleurant adieu aux