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si délicatement tracés, qu’un sculpteur eût refusé d’y changer une seule ligne. Ajoutons que Sarah avait le bon goût de ne pas compliquer sa coiffure au moyen de ces élégantes queues de chèvre teintes en orange que les belles dames d’Asie aiment à laisser pendre sur leur dos. Sarah ne mêlait aucun ornement aux grosses tresses couleur d’ébène qui flottaient sur ses épaules. Cette négligente façon d’arranger ses cheveux était même pour les deux belles-sœurs un grief de plus. L’absence des queues de chèvre était attribuée à une affectation d’économie qui ne laissait pas d’être quelque peu insultante pour le riche Mehemmedda.

En réalité, Sarah n’était pas heureuse. Elle aimait ses vieux parens et ses jeunes enfans, mais cette affection paisible laissait dans son âme un vide que le souvenir d’Osman lui avait plus d’une fois douloureusement révélé. Elle ne trouvait aucun charme aux entretiens des veillées, où il n’était question que des accidens de la saison, du progrès des moissons, ou de quelques épisodes vulgaires de la vie intime des familles voisines. Ses heures les plus douces étaient celles qu’elle consacrait à l’éducation de ses enfans et du fiancé de sa fille Attié, Benjamin.

Nous avons dit ce qu’il y avait d’étrange dans le caractère de ce jeune homme. Pendant dix ans, les dispositions sauvages que nous avons déjà signalées chez Benjamin n’avaient fait que prendre sur lui plus d’empire. Âgé de dix-sept ans, Benjamin avait gardé sa santé délicate son visage pâle et mélancolique ; mais sa taille était plus haute, et sous un extérieur frêle il cachait une vigueur nerveuse qui manque souvent aux tempéramens les plus robustes. Le jeune homme se consumait toujours en de vagues rêveries, il s’abandonnait à des aspirations douloureuses vers un avenir inconnu où l’image de Sarah lui apparaissait au milieu d’incohérentes visions. Ainsi la veuve du premier né de Mehemmedda exerçait sur son plus jeune fils une fascination plus puissante encore que celle qui avait trop tardivement agi sur Osman.

Après tant d’années de souffrances et d’émotions contenues, un jour vint enfin qui apporta dans la destinée de Benjamin et par conséquent dans celle de Sarah un changement décisif. C’est à ce moment que nous reprenons notre récit. Depuis le matin, Sarah était assise avec sa fille Attié sur les bords d’une petite rivière qui coulait à quelques centaines de pas de la maison du paysan. Pendant que son jeune fils s’amusait à cueillir des mûres le long des haies, Sarah cherchait à vaincre chez Attié, destinée à devenir l’épouse de Benjamin, la vague répugnance que lui inspirait son futur mari. Les confidences par lesquelles Attié répondait aux conseils de sa mère n’étaient que trop de nature à éclairer Sarah sur le caractère