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plupart officiers polonais ou hongrois) comme l’intermédiaire indispensable pour communiquer avec leurs soldats. Quant aux soldats, qui connaissaient ces drogmans pour les avoir vus à Constantinople exerçant les métiers les plus vils, ils les méprisaient et leur refusaient toute confiance, tandis que les drogmans eux-mêmes, suivant en cela l’invariable coutume de leur caste, ne traduisaient jamais ce qui leur était dit, mais faisaient des intentions, à eux bien connues, des chefs l’usage qui convenait le mieux à leurs propres intérêts, et se plaisaient à semer là discorde entre les soldats et les officiers.

Le groupe des drogmans suivait les cavaliers à quelque distance. Lorsqu’ils furent près de Sarah, qui s’était enveloppée à la hâte dans son grand voile en calicot blanc, et se tenait debout, à demi cachée par des arbres, le dos tourné aux passans, l’un d’eux parut frappé de sa haute taille et d’un je ne sais quel reflet d’élégance qu’elle avait rapporté de la capitale, et conservé malgré son long séjour parmi des campagnards. — Ah ! la jolie fille ! s’écria l’effronté Grec, enchanté de pouvoir insulter impunément ses anciens et terribles maîtres, devant lesquels il avait si longtemps tremblé. — Que fais-tu là, et pourquoi te caches-tu ? Montre-nous ton visage, ou, par saint George ! je vais dire partout que tu es vieille et laide. Les jolies femmes ne se cachent plus, n’est-ce pas, Michel ? ajouta-t-il en se tournant vers l’un de ses compagnons. La mode du voile est passée, et nous voyons à présent autant de jolis minois qu’il nous plaît.

Sarah ne répondait pas, et paraissait ne rien entendre des mots qui lui étaient adressés. Alors le Grec, qui avait probablement bu plus d’un verre d’eau-de-vie dans la journée, sauta à bas de son cheval, et, suivi de deux ou trois camarades, il arriva d’un bond auprès de Sarah ; puis, la prenant brutalement par la taille, il essaya d’écarter les plis de son voile. — Laissez-moi ! s’écriait Sarah d’une voix étouffée par les draperies et par l’émotion ; mais ni ses cris ni ses prières n’eussent arrêté le bras de l’insolent, si un poignet d’acier ne l’eût saisi tout à coup et ne l’eût forcé de lâcher prise. Le Grec fît un pas en arrière, vaincu un moment par la douleur, car les doigts de Benjamin, avaient noirci son bras ; mais Benjamin était seul de son côté, et le Grec comptait sur l’appui de tous ses camarades ; Aussi, le premier mouvement de surprise et d’engourdissement passé, la rage vint s’ajouter au caprice, et la conquête de Sarah fut irrévocablement résolue dans l’esprit du drogman.

— Arrière ! hurla-t-il en portant la main à son couteau, qui, à vrai dire, n’était pas des mieux affilés ? arrière, misérable ! Est-ce ainsi que tu respectes tes sauveurs ? — Puis, se tournant vers Sarah : — Et toi ! la fille, montre-moi ton visage tout de suite, et s’il me plaît, je t’ordonnerai de me suivre à notre campement, où tu chan-