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jouir de son passé, et quoique sa vie se soit prolongée jusqu’en 1576, il pouvait croire, à l’âge de soixante-dix ans, que sa gloire, désormais consacrée, n’avait plus rien à redouter ni de Raphaël, mort depuis vingt-cinq ans, ni de Michel-Ange, dont la verte vieillesse gardait encore toute la vigueur de la virilité. Il paraît pourtant que ce voyage ne fut pas pour lui sans quelque amertume. Le vieux Florentin, en écoutant les applaudissemens prodigués au vieux Vénitien, ne put retenir une exclamation de regret. « Quel dommage, dit-il à ses amis, qui lui demandaient son avis, qu’un peintre si richement doué n’ait pas appris à dessiner ! » C’est, à coup sûr, une parole sévère ; est-ce une parole injuste ? Ceux qui connaissent l’histoire de la peinture n’oseraient l’affirmer. À Venise, en effet, on savait la couleur bien mieux que la forme des choses ; Michel-Ange, en prononçant les paroles qu’on lui attribue, n’avait fait que témoigner en faveur de la vérité. Le Florentin en face du Vénitien ne pouvait guère s’exprimer autrement sans manquer à la franchise.

Titien, s’il a connu les paroles de Michel-Ange, qui n’ont pas été prononcées devant lui, pouvait s’en consoler facilement en se rappelant ses belles années de Ferrare, à la cour d’Alphonse Ier. Toute cette partie de sa vie n’est qu’une suite de jours heureux. Entre l’Arioste et le cardinal Bembo, entre Alphonse d’Este et Lucrèce Borgia, qui cherchait à effacer le souvenir de ses crimes par la vivacité de son esprit et l’aménité de ses relations, il n’avait rien à souhaiter. Il était prince parmi les princes. L’autorité de son talent lui assurait une importance égale à celle des hommes de la plus haute naissance. Il n’y avait pas un courtisan qui osât le traiter comme un roturier, et la roture à la cour d’Alphonse d’Este n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui. Malgré le développement prodigieux que l’intelligence avait pris au XVIe siècle, on n’était pas encore habitué à regarder l’épanouissement radieux des facultés intellectuelles comme une chose égale à l’antiquité d’un blason. La splendeur du talent ne tenait pas encore le même rang qu’une longue suite d’aïeux. Titien n’eut jamais à se plaindre de l’obscurité de sa naissance. Les plus hauts dignitaires de la cour de Ferrare ne lui parlaient qu’avec déférence. La célébrité de ses ouvrages lui faisait une place à part. Il n’avait pas à redouter l’impertinence des grands seigneurs. Heureux par le libre développement de son génie, heureux par le respect qui l’entourait, par les louanges qu’il trouvait sur toutes les lèvres et qu’il sentait méritées, que pouvait-il désirer ? Quand il interrompait ses travaux, il avait pour se délasser la conversation de l’Arioste, et retrouvait dans cette féconde imagination toutes les idées dont il se nourrissait lui-même. Entre ces deux esprits, qui appartenaient à la même famille, c’était un échange continuel