Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la peinture la forme domine la couleur. Or comme en Italie Florence et Rome représentent l’expression de la forme d’une manière excellente, comme les coupoles de Parme, sans pouvoir se comparer aux travaux florentins et romains du Vatican, se placent immédiatement après ces travaux pour l’imitation idéale du modèle humain, il faut bien se résigner à mettre le chef de l’école vénitienne au cinquième rang. J’admire très sincèrement l’Assomption, le Christ au Tombeau ; mais il ne dépend pas de moi de changer les conditions de la peinture et ce que j’appellerai l’ordre hiérarchique de ces conditions. Pourquoi la forme domine-t-elle la couleur ? C’est une question que les disciples de Titien, de Rubens et de Rembrandt n’entendent jamais poser sans sourire. À leurs yeux, les termes de cette question ne méritent pas une heure d’étude. Qu’ils me permettent de soutenir un avis contraire. La couleur charme le regard, mais ce n’est pas à la couleur qu’il est donné de parler à la pensée, et pour démontrer l’importance souveraine du dessin, je n’aurais pas besoin d’ajouter un mot, si la partie philosophique de l’art était familière à tous les esprits. Je sais depuis longtemps que les choses ne vont pas ainsi, et je comprends la nécessité d’expliquer ce qui est évident pour les lecteurs studieux. La forme domine la couleur, parce que la forme exprime le mouvement, parce que le mouvement exprime la volonté. Léonard et Michel-Ange, Raphaël et Allegri, qui rendent d’une manière excellente la forme, c’est-à-dire le mouvement, c’est-à-dire la volonté, occupent donc nécessairement un rang supérieur à celui de Titien, qui a toujours mis la couleur au-dessus de la forme. En dévoilant ainsi la route que j’ai suivie pour arriver à l’opinion que j’énonce, je ne crains pas le reproche de subtilité. Je professe pour la clarté un profond respect, mais je ne crois pas que la clarté soit inconciliable avec l’analyse la plus délicate des élémens de la pensée, et je nourris la ferme confiance que les motifs de mon opinion seront facilement compris. Je n’ai pas prononcé légèrement, j’ai longtemps délibéré, et j’ai tenu à dire pourquoi Titien n’a pas à mes yeux la même valeur que les maîtres qui ont cherché constamment l’expression de la forme. Si j’avais négligé d’expliquer le sens que j’attribue à la forme, mon jugement aurait pu passer pour un caprice. Après les explications que j’ai données, la méprise ne se comprendrait plus. Dans les arts du dessin comme dans la musique, comme dans la poésie, la valeur des œuvres est en raison directe de l’importance assignée à la pensée. C’est d’après cette loi que l’histoire a marqué le rang de Mozart et de Beethoven, de Shakspeare et de Molière. C’est ainsi que j’ai marqué le rang de Titien.


GUSTAVE PLANCHE.