Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/538

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abuserait pour lui imposer les plus douloureux sacrifices. En conséquence il adopta une résolution tranchée : ce fut de s’adresser directement à l’empereur Alexandre, de lui proposer de s’entendre avec lui, comme autrefois à Tilsitt, et de régler de concert le sort du monde. Il savait que la cour de ce prince était fort divisée, qu’un parti puissant, représenté par les chefs les plus considérés de l’armée, le blâmait d’avoir embrassé avec une passion téméraire la cause des intérêts allemands, et penchait ouvertement en faveur d’une entente directe avec la France. Napoléon se berçait de l’espoir que les sentimens d’admiration sympathique que le tsar lui avait témoignés autrefois n’étaient pas complètement éteints dans son cœur, qu’en lui montrant de la confiance, en lui offrant des conditions avantageuses, il parviendrait à le toucher, à le séparer de l’Autriche, et à conclure de nouveau avec lui une étroite alliance. Immédiatement après le désastre qui avait accablé son armée en Russie, il n’aurait pu tenter une semblable démarche ; sa dignité et l’honneur le lui auraient interdit. Aujourd’hui il pouvait tendre loyalement la main au puissant adversaire sur lequel il avait pris à Lutzen une glorieuse revanche ; Le 18 mai, il ordonna donc au duc de Vicence de se rendre aux avant-postes ennemis, et de demander de sa part à être admis auprès de la personne de l’empereur Alexandre. Les instructions qu’il lui donna à cette occasion[1] sont un des documens les plus précieux de l’histoire de ce temps. Le duc, après beaucoup de mystère, de réticences, d’insinuations graduellement et habilement nuancées, devait proposer les bases d’arrangement suivantes :


« La confédération germanique serait bornée à l’Oder. On tirerait une ligne de Glogau à la Bohême. Cette délimitation nouvelle donnerait à la Westphalie une augmentation de 1,500,000 âmes, diminuerait d’autant la Prusse, qui recevrait en échange le grand-duché de Varsovie, ainsi que le territoire et la ville de Dantzig, excepté 40 ou 50,000 âmes, qui seraient données au duché d’Oldenbourg. La Prusse acquerrait 4 ou 5 millions d’habitans, Dantzig, Thorn, Modlin, toute la Vistule. De son côté, la Russie acquerrait une seconde frontière qui la couvrirait, puisque la Prusse, ayant sa capitale près d’elle, serait dans son système. La France et la Russie seraient ainsi à trois cents lieues de distance, et elles seraient séparées par une puissance intermédiaire de deux cents lieues.

« Le projet anéantirait à jamais la Pologne ; il serait donc avantageux à la Russie, et même à la Prusse, qui perdrait sans rien gagner, si la guerre continuait. »


Ce n’était là qu’une première ouverture, une manière d’engager la négociation, démarche plus insidieuse que sérieuse, calculée pour

  1. Dépôt des archives des affaires étrangères.