Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/644

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

très rapprochés et des nuages dans le ciel, pas plus qu’il n’est possible d’enfermer dans un verre le contenu d’un tonneau ou de boire la mer. Si un artiste, abandonnant pour un instant les pratiques judicieuses de son art, veut copier un paysage avec ses éclats vrais, sans les affaiblir ou les exagérer, et en leur conservant les mêmes rapports que dans la nature, il pourra commencer par les premiers plans, auxquels il attribuera une valeur aussi exacte que possible ; puis, se défiant des jugemens de son œil, et les corrigeant avec un photomètre, il passera d’un objet à l’autre, des plans voisins aux plus éloignés ; il arrivera ensuite à l’horizon et enfin aux nuages. Il sera ainsi conduit à employer des tons progressivement plus brillans, et un moment viendra nécessairement où, ayant dépensé ses lumières les plus vives sans avoir atteint la limite des éclats naturels, il ne trouvera plus de tons assez clairs pour achever son œuvre. S’il avait eu l’imprudence de poser un habit noir sur le premier plan, il ne pourrait pas figurer un mur blanc exposé au soleil, et en général il serait arrêté toutes les fois qu’il aurait à représenter une lumière cent fois plus vive que la plus grande ombre possible. Or presque toujours cette impossibilité se présenterait, l’instrument serait à sa limite, les notes les plus hautes seraient épuisées, et l’artiste se trouverait dans la situation d’un musicien qui ne peut achever un air trop élevé pour sa voix. S’il arrive que le peintre soit décidé à bannir toute convention de ses tableaux, s’il persiste à vouloir rester dans la stricte vérité naturelle, il sera forcé de reconnaître qu’il y a des scènes qu’il ne doit pas essayer de reproduire, ce sont celles qui embrassent une variété d’éclats plus étendue que l’échelle de sa palette. Il devra se restreindre, bannir le ciel de ses tableaux, choisir des intérieurs, et ne jamais aborder de paysages complets avec des nuages brillans. À ces conditions, il pourra rester exact ; encore faudra-t-il qu’il se défie de son œil, qu’il tienne la brosse d’une main et le photomètre de l’autre, qu’il mesure à chaque instant, comme le fait un arpenteur. Et ce qu’il aura gagné, en fin de compte, ce sera d’avoir considérablement réduit le champ de la peinture, transformé un art de sentiment en un métier vulgaire, dans la pensée d’atteindre à une précision dont on ne tiendrait aucun compte, puisque l’œil ne la reconnaîtrait pas.

Mais ce n’est point ainsi que les artistes procèdent. Sans doute ils mettent à leurs places la lumière la plus vive et l’obscurité la plus grande, et ils échelonnent entre ces extrêmes opposés les intermédiaires qui les lient ; mais ils le font à leur gré, suivant leur sentiment et leur inspiration. Pour eux, il n’y a que certaines règles pratiques de perspective auxquelles ils obéissent ; mais les éclats, ils les comprennent et les expriment sans chercher à les graduer autrement que par l’impression plus sentie que raisonnée qu’ils éprouvent : un