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s’amuser ainsi de la terreur des convives, c’est une fantaisie extravagante ; mais habituellement Domitien portait un grand sens dans ses atrocités, y mettait même un certain artifice. Je l’ai rangé parmi les empereurs insensés, je lui dois une réparation. S’il était d’une cruauté absurde de mettre à mort Pompusianus, parce qu’il avait dans sa chambre une carte géographique du monde, il était plus intelligent de le punir de lire les harangues républicaines de Tite-Live, et de faire tuer l’écrivain Maternus, qui déclamait contre les tyrans.

Domitien était féroce et hypocrite, hypocrite par goût, car il n’avait pas besoin de l’être ; mais il trouvait du plaisir à tromper, même sans profit, à faire accomplir par d’autres les meurtres qu’il eût pu ordonner lui-même, et à leur en laisser l’odieux, qui ne l’eût pas embarrassé pour son propre compte. C’est ce que nous lisons dans Dion Cassius. Nous y voyons aussi qu’il se plaisait à rassurer ceux qu’il allait perdre. Cette comédie l’amusait. Ce qui caractérise Domitien, c’est ce que Suétone appelle callida sœvitia, la ruse dans la cruauté.

Il avait pour Minerve une dévotion particulière. Chaque année, il célébrait par des jeux magnifiques la naissance de la déesse ; il lui éleva un temple dans le forum qu’il construisit et que termina Nerva. Minerve n’était pas pour Domitien la déesse de la sagesse, mais la déesse de l’astuce, celle qui, dans l’Odyssée, admire tant Ulysse au moment où il vient de lui débiter les mensonges les plus circonstanciés et les plus gratuits. C’est cette Minerve-là que devait honorer Domitien. Si elle inspira souvent ses actes et ses paroles, elle ne lui fit pas éviter une mort tragique, car Domitien périt dans une conspiration subalterne de palais, égorgé par ses eunuques et ses valets de chambre, à l’instigation de sa femme Domitia, qui avait vu son propre nom sur les tablettes où son mari prenait note de ceux qu’il voulait faire mourir. Domitien, moins aveugle que Caligula ou Néron, pressentait sa fin terrible et cherchait contre elle des précautions inutiles ; il avait tapissé les murs des portiques où il se promenait habituellement d’une pierre spéculaire, sorte de miroir où devait se réfléchir tout ce qui se ferait derrière lui ; mais il fut tué dans sa chambre à coucher.

Domitia était fille et fille très indigne du brave et malheureux Corbulon : c’était la dépravation même. Ses bustes indiquent assez bien la résolution dont elle fut capable pour se sauver ; elle semble en effet ruminer quelque chose ; ses lèvres sont serrées, elle a perdu patience et dit intérieurement : « Il faut en finir ! »

Une autre femme, bien peu-intéressante aussi, et qui partagea avec Domitia le cœur de Domitien, c’est Julie, fille de Titus, dont la maussade figure vous poursuit dans les galeries de Rome. Cette