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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/816

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marquis de Dangeau[1] lui paraît si beau, qu’il s’interdirait toute réflexion par admiration, si ce n’était par prudence. Si incolore que soit l’œuvre de ce béat de cour, écrite avec la précision mathématique d’un journal de bord, on y sent comme la présence d’un point d’exclamation continue. Il éprouve une plénitude de bonheur que sa sincérité fait pardonner en transmettant aux générations futures les consignes des garçons bleus, les programmes des maîtres de cérémonies, et jusqu’aux ordonnances médicales de Fagon. C’est bien l’homme dont « le visage promettait ce qu’il tenait, une fadeur à faire vomir ; » c’est bien aussi ce journal, « maigre, sec, précautionné, littéral, à n’écrire que des écorces de la plus repoussante aridité, mémoires utiles toutefois parce qu’ils sont remplis de faits que taisent les gazettes, qui gagneront en vieillissant et serviront beaucoup pour l’exactitude de la chronologie et pour éviter confusion[2]. »

A. côté du marquis de Dangeau, que sa nature mettait à l’aise dans les idées et les adorations de son temps, se présente le duc de Saint-Simon, plus grandement posé que le chevalier d’honneur de Mme la dauphine, mais bien moins avancé dans l’intimité des personnes royales. Si l’un ne respire à pleins poumons « que dans les antichambres et sur les escaliers[3], » l’autre est lassé de sa nullité, sans se rendre d’ailleurs un compte précis de la torture continuelle que le vide de sa vie lui impose. Né avec des facultés éminentes dont il ne trouve point l’emploi, il appartient en tout et pour tout à l’opposition, et a défaut d’un aliment sérieux que les institutions lui refusent, il se repaît de chimères en se préparant dans l’ombre une vengeance terrible.

On peut toujours compter sur l’attention publique en venant parler de Saint-Simon, au risque de rencontrer devant soi des souvenirs et des concurrences redoutables. L’édition complète et vraiment définitive donnée aujourd’hui avec le concours de M. Cheruel[4] m’en fournirait une occasion très opportune, s’il n’était naturel et presque nécessaire de commencer l’étude des historiens de Louis XIV par l’appréciation de l’œuvre gigantesque qui est devenue pour les générations nouvelles comme le dernier mot des annales de ce temps. Toutefois, contrairement à ce qui s’est d’ordinaire pratiqué, je m’occuperai moins du livre que de l’auteur, par la double raison qu’on ne saurait

  1. Journal du marquis de Dangeau, publié pour la première fois par MM. Soulié, Dussieux, de Chennevières, Mantz, de Montaiglon, avec les additions inédites du duc de Saint-Simon, publiées par M. Feuillot de Conches. Firmin Didot, 1855.
  2. Le duc de Saint-Simon.
  3. La Bruyère.
  4. Paris, chez Hachette.