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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/847

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et maudites. Peut-être même l’action de Saint-Simon sera-t-elle dans la postérité plus irrésistible que celle de l’auteur des Annales. Si grand en effet que soit le génie de Tacite, on sent trop bien qu’il a consacré de longues veilles à composer ses tableaux, en y faisant contraster les couleurs et les ombres, et en les élevant à force d’art à la hauteur de châtimens immortels. Aussi est-on tenté de se demander quelquefois s’il n’a pas inventé ses tyrans afin d’inspirer l’horreur de la tyrannie, comme il a loué les vertus des Barbares pour flétrir les vices de Rome. Chez Saint-Simon, on n’est arrêté par aucune hésitation semblable. Dans ce livre, écrit par l’auteur, non pour le public, mais pour lui-même, le calcul n’est guère plus de mise que l’habileté, et lorsque l’écrivain satisfait sa passion, il ne croit satisfaire que sa conscience. En ne s’inquiétant point d’une publicité pour lui fort incertaine, en profitant de la pleine liberté qu’assurent l’ombre et le secret, Saint-Simon s’est donné un avantage refusé à quiconque écrit l’histoire contemporaine en présence des acteurs qui remplissent encore la scène. Tout animée d’ailleurs qu’ait été sa vie et quelque amertume qu’il ait portée parfois dans ses jugemens, il règne dans ses tableaux une vérité d’ensemble au sein de laquelle les erreurs de détail se perdent et se confondent, comme des taches et des ombres devant les rayons du soleil. Il a donc dit pour nous le dernier mot sur cette société conduite au scepticisme par l’hypocrisie, à tous les excès de l’anarchie morale par tous les excès du pouvoir. Saint-Simon a porté à l’époque à laquelle est restée la qualification d’ancien régime des coups dont elle n’a plus aucune chance de se relever dans l’opinion des générations nouvelles. Il a plus contribué que personne à élargir l’abîme qui sépare en France le passé de l’avenir. Cet homme, qui en poursuivant les distinctions du rang n’a rencontré que celles de l’esprit, a eu pour ses œuvres la même fortune que pour sa vie : elles ont profité aux idées les plus contraires aux siennes, et peu d’écrivains démocratiques ont autant servi la cause de la révolution que le plus fier des grands seigneurs. Celui-ci l’a servie, non pas devant ce public dressé de temps immémorial à considérer les cours comme des sentines de vices, — à l’instruction de ce public-là M. Dulaure devait suffire, — mais au sein de la portion de la société française liée au culte d’un passé où plongent ses propres racines ; il a suscité ces hésitations et ces doutes qu’on ne saurait manquer de provoquer lorsqu’on entr’ouvre le sanctuaire des dieux devant leurs plus fervens admirateurs. Les plus redoutables instrumens sont ceux qui s’ignorent.


LOUIS DE CARNE.