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qui semble lui prêter des facultés nouvelles et le faire participer aux jouissances de l’infini, où il aspire par le sentiment et la connaissance. Le sommeil qui nous arrache aux soucis de la réalité, le rêve qui nous transporte sur ses ailes divines, l’ivresse qui multiplie nos illusions, le jeu qui déchaîne dans notre âme les passions terribles de la convoitise, l’ambition, la gloire, la religion, la poésie et l’amour qui nous transfigurent, ne sont-ils pas des modes différens par lesquels un être borné dans sa substance, mais grand par ses désirs, essaie de trouver une issue au fini qui l’étouffé, comme l’oiseau vient frapper de la tête aux barreaux de la cage où il pleure sa liberté native ? Un bal comme celui qui avait lieu au Salvadego à l’heure suprême où était arrivée Venise, ces tourbillons d’esprits frivoles et sérieux que soulevait une musique enchanteresse, ces masques et ces costumes de toutes les formes, ces carrés de danseurs éperdus où le patricien coudoyait le gondolier, où le pauvre était aussi libre que le riche, et le prince souverain soumis à la même loi de sociabilité polie que le dernier facchino de ses états, où l’amour, le caprice et la curiosité trouvaient un aliment qui se renouvelait toujours sans s’épuiser jamais, c’était comme une vision de ce monde d’enchantemens et d’éternels loisirs que les contes de fées, qui ne sont pas ce qu’un vain peuple de philosophes pense, nous ont fait entrevoir dès le berceau.

En entrant précipitamment dans la salle du bal, Beata regardait de tous côtés avec anxiété, craignant d’être suivie. La rencontre qu’elle avait faite sur la place Saint-Marc, le nouvel incident qui venait de se passer à la table de jeu où elle était certaine d’avoir reconnu Lorenzo, lui faisaient redouter quelque catastrophe dont elle et son jeune amant pourraient être les victimes. Si elle eût osé communiquer au chevalier Grimani ses appréhensions sans mettre à jour la source de ses peines, elle se serait retirée du milieu de cette foule, dont la gaieté turbulente et le contact la faisaient tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Cependant, ne pouvant résister plus longtemps au trouble qui s’était emparé de son esprit, Beata feignit d’être inquiète de l’absence de son père, qui était resté à causer avec le sénateur Grimani dans le salon où devait avoir lieu le souper, et manifesta le désir d’aller le rejoindre. Elle allait revenir sur ses pas, lorsqu’elle fut abordée par trois masques, représentant les trois rois mages de l’Évangile avec l’encens, l’or et la myrrhe. L’un des mages, ayant une guitare suspendue à son cou, en fit jaillir quelques accords, et tous trois se mirent à chanter la complainte naïve dont on a pu lire le texte dans la première partie de cette histoire[1]. C’était la reproduction exacte de la scène charmante qui s’était passée à la

  1. Voyez la livraison du 1er janvier 1854.