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d’une révolution perverse ! Il ose porter la main sur un édifice politique qui a résisté à tant d’orages, et qui est une merveille de la civilisation ! Ah ! si Dieu veut exaucer les vœux que je forme contre le soldat audacieux qui nous tient un pareil langage, c’est lui qui sera traité un jour comme un Attila ; c’est lui que le monde civilisé expulsera de son sein comme un perturbateur du repos public. Puisque vous ne savez pas vous défendre, je lègue la vengeance de ma patrie à la vieille aristocratie de l’Europe. »

Ces paroles, et l’accent avec lequel elles furent prononcées, produisirent sur l’assemblée un effet extraordinaire. La lecture du rapport fut interrompue ; chacun cherchait à deviner sur la physionomie de son voisin l’impression qu’il avait reçue. Sur ces entrefaites, on vint apporter au doge une lettre du commandant de la flottille, qui annonçait que l’ennemi avait commencé les hostilités contre les Vénitiens. En effet on entendait dans le lointain des coups de canon qui retentissaient sourdement dans ce palais du patriciat comme la voix du destin. Le doge, plus tremblant que jamais, marchait à grands pas dans la salle du conseil, en disant tout haut, et les larmes aux yeux : « Cette nuit même, nous ne sommes pas sûrs de dormir tranquillement dans notre lit. » Alors François Pesaro laissa échapper de sa poitrine oppressée ces mots, que l’histoire a recueillis : « Je vois que c’en est fait de ma patrie. Je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une patrie partout. » Après quelques secondes d’un silence de sinistre augure, le sénateur Zeno se leva de son siège, et, tendant la main à son ami, il lui dit avec une tristesse profonde qui fut partagée par tous ceux qui étaient dignes de le comprendre :

Venit summa dies et ineluctabile tempus
Dardaniae. Fuimus Troes, fait Ilium et ingens
Gloria Teucrorum[1]


Il était quatre heures du matin quand le sénateur Zeno rentra dans son palais, l’âme navrée de tout ce qui venait de se passer. Il se rendit immédiatement dans la chambre de sa fille, qu’il trouva entourée de serviteurs et de deux médecins qu’on avait mandés pendant une crise qui avait excité les plus vives inquiétudes. Le sénateur s’assit au chevet de Beata, et à la vue de ce beau visage endolori, le pauvre père ne put contenir son émotion, de grosses larmes silencieuses s’échappèrent de ses yeux. Il passa le reste de la nuit à veiller à la conservation du seul bien qui lui restât désormais.

  1. « Hélas ! il est venu, ce jour…, le dernier jour de cet empire ! ilion n’est plus, ils ne sont plus les Troyens et leur gloire immense. »