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de belles paroles, en vous écoutant définir la poésie, que vous appeliez l’essence de tout ce qu’il y a de grand et de beau sur la terre, je fus comme éblouie de l’éclat de votre esprit. Je ne pus contenir l’impression de ravissement que vous aviez produite en moi ; je me dérobai à vos regards, et, appuyée sur la fenêtre du camerino, je savourai la béatitude d’un rêve de bonheur. Les autres incidens de cette soirée mémorable achevèrent d’élever mon esprit jusqu’à l’idéal que vous m’aviez fait entrevoir, et je revins à Venise en bénissant la Providence de vous avoir conduit sur mon chemin.

« Vous savez le reste, — ajouta Beata, visiblement fatiguée de l’effort qu’elle venait de faire. — Votre départ pour l’université de Padoue, la tristesse de l’absence, l’irritation de mon père contre vous et les malheurs qui en furent la suite, tout vint m’accabler à la fois. Je résistai pendant quelque temps à la pression des événemens par la patience et l’inertie naturelle de mon caractère ; je me réfugiai dans mon for intérieur, et je fortifiai mon âme par la lecture des livres qui vous étaient chers, surtout par celle de la Divine Comédie, dont vous m’aviez fait connaître tant d’admirables passages. Par un artifice de la douleur que vous ignorez sans doute, je m’identifiai avec l’adorable Francesca da Rimini, dont le sort me paraissait digne d’envie ; je me mis à chanter aussi la musique qui vous plaisait ; enfin j’évoquai toutes les forces de mon être pour vivre avec votre pensée, et cela ne me suffisait pas ! Je sentais au dedans de moi un vide affreux que je ne savais comment combler. J’eus recours alors à la prière solitaire et aux pratiques de la religion, que je n’avais jamais négligée, mais qui n’avait jamais été pour moi un objet de méditation. Je ne trouvai pas d’abord dans le recueillement ni dans le spectacle des cérémonies du culte l’apaisement que j’y avais cherché. Il me fallut de plus grandes douleurs pour faire jaillir de mon âme l’étincelle divine qui m’entr’ouvrit le royaume des éternelles espérances. L’événement qui eut lieu la nuit dans ce palais et votre arrestation au casino du Salvadego me donnèrent une force de résolution dont je ne me croyais pas capable. En vous apercevant agenouillé à mes pieds dans la cantoria de San-Geminiano pendant que mon pauvre cœur vous cherchait sous les plombs du palais ducal, je vis clairement que ce miracle ne pouvait être que l’œuvre de Dieu.

« Je ne suis pas une savante comme vous, mon ami. Je ne pourrais pas analyser l’espèce de révolution qui s’est faite en moi depuis les derniers événemens que je viens de rappeler. Ce que je puis seulement vous affirmer, c’est que l’émotion que j’ai ressentie dans l’église San-Geminiano a achevé d’initier mon esprit aux mystères de béatitude infinie que la journée passée à Murano m’avait fait pressentir. La poésie dont vous avez rempli mon âme ce jour-là m’a fait comprendre Dieu ; l’amour m’a rendue chrétienne. Ah ! soyez mille