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Hélas ! pardon, sagace éléphant, chien, ami de l’homme, cheval, compagnon de ses plaisirs et de ses travaux, d’être forcé par la pauvreté de la langue d’appliquer à cette variété de l’espèce humaine le nom générique sous lequel vous êtes ordinairement désignés, car je ne vois dans le règne animal que les quadrumanes, et parmi eux seuls encore les singes, qui se mordent la queue, que l’on puisse assimiler rationnellement à ces repoussans et stupides mammifères. Ils sont là, dis-je, par douzaines, sur les rebords de la route, aux portes des huttes, presque tous aussi peu vêtus qu’Adam avant sa faute, le corps souillé de cendres ou peint de couleurs bizarres, avec toute sorte de postures fantastiques et ridicules. Celui-ci, en signe d’hommage à la Divinité, a étendu depuis des années son bras droit vers le ciel, si bien que le pauvre membre ankylosé et décrépit est devenu incapable de mouvement. Il y a si longtemps que cet autre tient les deux poings fermés, que les ongles passent à travers la paume de la main, au milieu d’une suppuration infecte. Ce saint homme, ou, avec plus de fidélité d’expression, ce dindon au gris plumage demeure à la même place depuis l’âge de puberté, debout sur une patte, le poitrail appuyé sur une manière de balançoire. Le quartier-général de ces fanatiques est digne de leurs habitudes intimes : sous l’ombrage d’un arbre multipliant (ficus indica) s’élève une sorte d’autel sur lequel reposent quelques plats de cuivre garnis de riz et de fleurs. Aux quatre coins de la pierre, plus laids et plus hideux que les plus hideux magots chinois, sont accroupis quatre fakirs in naturalibus : un chœur de fidèles célèbre les louanges de la Divinité à grand renfort de hurlemens, de roulemens de tambours, d’éclats d’instrumens de cuivre ; à la nuit, des torches de résine éclairent d’une sombre lueur cette scène vraiment diabolique, que le plus farouche pinceau serait inhabile à reproduire.

Des haines implacables divisent ces diverses sectes religieuses, et l’autorité anglaise doit exercer une incessante surveillance pour prévenir des rencontres que termineraient infailliblement de sanglantes catastrophes. Les dispositions les plus strictes sont donc prises pour qu’au jour de la grande solennité, les processions des ordres rivaux ne puissent arriver en même temps au ghaut sacré. En cas de collision toutefois, l’autorité anglaise, comme me l’a dit un de ses représentans, au lieu d’avoir recours immédiatement à la force des armes, se contenterait d’amener sur le théâtre de la lutte une douzaine d’éléphans, et les combattans, quel que fût leur acharnement, devraient bientôt céder la place devant une charge vigoureusement conduite de ces policemen redoutables et improvisés.

Le 12 avril, à six heures du matin, la procession des baïragees devait quitter le quartier-général de l’ordre pour se rendre au ghaut