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sentimens et me reproduiront quelque chose de ma manière de vivre. Tout leur fait une loi de cet égoïsme qu’on leur reproche tant, le milieu dans lequel ils vivent, les élémens dont se compose notre société, les nécessités mêmes de l’art. Ils doivent être égoïstes s’ils veulent être vrais et s’ils veulent intéresser. La raison en est assez curieuse ; elle est même instructive et peut expliquer pourquoi de toutes les formes poétiques la poésie lyrique a seule pu prospérer de nos jours.

Quand la poésie n’est pas purement lyrique, elle n’est pas tout entière dans le poète : il y en a une partie qui est tout extérieure, étrangère à lui, nationale ou humaine, et dont peuvent se vanter à bon droit les plus vulgaires de ses contemporains. La poésie épique et la poésie dramatique, quand elles se produisent, supposent donc, tout comme la grande peinture ou la grande sculpture, un milieu historique particulier, une société où la poésie n’est pas tout entière dans l’âme du poète, où il y a une concordance merveilleuse entre ses pensées et celles de ses contemporains, et où de toutes parts de belles formes et de beaux types se présentent à lui comme heureux de s’offrir pour servir à l’expression de ses rêves. Qui ne voit, par exemple, qu’une bonne partie de la poésie de Shakspeare appartient au moyen âge expirant, qu’une bonne partie de la poésie de Calderon appartient au catholicisme espagnol, et que l’Italie de la renaissance a fourni à l’Arioste ses palais, ses paysages et ses fêtes ? Le génie du poète ne s’exprime aisément en dehors de la forme lyrique que lorsqu’il a sous la main une assez grande quantité de symboles et d’images pour donner un corps à ces milliers d’âmes qui parlent en lui, en un mot lorsque son époque est poétique elle-même. Un exemple éclaircira notre pensée. Le poète pense noblement : s’il veut exprimer sa pensée d’une manière impersonnelle, et s’il ne veut pas créer cependant un personnage abstrait et de convention, il doit incarner cette pensée dans un contemporain et la placer sur ses lèvres. Son langage, quelque élevé et nouveau qu’il soit, doit cependant être assez familier aux hommes de son temps pour qu’ils n’en soient pas étonnés. Quand les gentilshommes de Shakspeare causent entre eux, j’écoute des pensées plus élevées que celles des gentilshommes anglais du temps d’Elisabeth et rendues avec un accent qu’ils n’avaient pas et que nous n’avons pas, hélas ! dans la vie ordinaire ; mais je me dis que ces pensées et cet accent n’étaient pas en complète désharmonie avec certains spectateurs choisis qui, s’ils n’ont pas parlé ainsi, auraient pu cependant parler ainsi ; je me dis encore qu’un heureux concours de circonstances permettait à ces spectateurs de s’élever à ce raffinement d’âme, le titre, la naissance, la richesse, l’habitude des cours, des combats, et