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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/365

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car connaître le livre d’une femme, c’est connaître presque la femme ; mais rien n’était plus difficile : le cahot de la voiture, le livre qui se présentait à moi à l’envers, la brusquerie avec laquelle la jolie personne le fermait et l’ouvrait, tous ces motifs ne servaient qu’à irriter ma curiosité de plus en plus. Je me disais que ce volume ne devait pas intéresser la jeune fille au plus haut point, puisqu’elle n’y faisait que jeter les yeux par saccades : en France, j’aurais deviné à la minute quelle était la nature du livre au papier, à l’impression, au format, à la couleur de la couverture ; mais mon séjour trop court en Suisse ne m’avait pas donné encore ces inductions bibliographiques. D’un autre côté, je surpris des regards que ma jolie voisine jetait à la dérobée sur mon volume, et qui poussaient également une sorte de reconnaissance. Bien certainement le démon de la curiosité montrait aussi ses cornes au-dessus de la tête de la jeune personne ; elle avait peut-être comme moi le sentiment qu’on connaît un homme par ses lectures. Je fis une sorte d’avance en arrangeant mon volume de telle sorte qu’il était permis à ma voisine de lire facilement le titre de Revue suisse, qui s’étalait majestueusement en gros caractères sur la première page du livre, et cependant je ne livrai le secret de ma lecture qu’avec une certaine crainte, celle de passer pour un Suisse, non pas que j’aie de la répugnance pour les hommes de cette nation, mais aussitôt hors de France, le sentiment national nous revient d’une telle force que ceux-là même qui en sont le moins doués deviennent des Français un peu chauvins. Les étrangers qui ont visité l’Europe, et qu’on rencontre en chemin, vous confirment dans cette bonne opinion, que la France est la plus spirituelle, la plus polie, la plus complaisante de toutes les nations, et on mord avidement à cette pomme enivrante ; mais je pris le parti de ne pas m’inquiéter de cette Revue suisse, comptant qu’après les premières paroles mon accent servirait à prouver que j’étais bien réellement Français. D’ailleurs le volume que je portais me servait merveilleusement, une revue n’engage à rien, et ne témoigne pas d’un goût particulier pour certaines œuvres de l’esprit plutôt que pour certaines autres. Une revue contient de l’histoire, de la politique, du roman, de la poésie, des voyages, des propos de salon et de théâtre ; c’est un arsenal complet de déguisemens. Est-ce par une concordance d’idées que la jolie personne ferma les yeux en laissant son volume sur ses genoux, penchés de telle sorte que le livre tomba entre nous deux ? Je me baissai précipitamment, et dans une demi-obscurité qui me retint une grosse minute la tête au fond de la voiture, j’eus le temps de lire le titre ; mais quel désenchantement fut le mien ! c’était une Histoire romaine. Un éclair me traversa l’esprit ; j’avais pour vis-à-vis une sous-maîtresse de pension. Que de