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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/385

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traité de citoyen bernois, jouissant en cette qualité d’une pension de douze cents francs par an, payable en viandes crues et succulentes, n’ait pas droit à un de ces canapés dont on peut voir des échantillons aux fenêtres des patriciens de la Grande-Rue, où de grands coussins, invariablement rouges, accoudés sur la balustrade, rompent la monotonie grise de la couleur des maisons. La petite marchande de salade avait aussi son canapé, et rien dans sa chambre ne correspondait à ce meuble d’homme inoccupé. Je pris place, avec un certain battement de cœur, sur ce canapé que Gritti m’avait indiqué elle-même, et je m’occupai de remplir les verres et de disposer les gâteaux en face de chacun de nous. En ce moment j’étais heureux, les souvenirs de ma jeunesse d’étudiant voltigeaient gaiement par la chambre, qui me rappelait le quartier latin, les grisettes de la rue des Noyers et toute cette folle vie parisienne, dont se souviennent encore, après trente ans, les notaires et les substituts de province. Le soleil s’était mis de la partie ; ses rayons, profitant de l’ouverture d’un court rideau entr’ouvert par le vent, se glissaient tantôt sur la tablé et tantôt au milieu des feuillages. Christen se mit à entonner la belle chanson populaire : Den lieben langen Tag hab’ ich nur Schmertz und Plag, dont la mélodie est pleine de mélancolie allemande. Une large phrase musicale solennelle, qui commande l’attention, ouvre cette mélodie, et se change par un rhythme savant en une inspiration tendre à laquelle il est difficile d’échapper.

— Gritti, voulez-vous être mon Schatzli ? dis-je en lui prenant la main.

Elle semblait émue, sa poitrine se soulevait irrégulièrement. De ma phrase, elle n’avait compris que le joli mot Schatzli ; pour toute réponse, elle me tendit son verre, en m’invitant à y tremper mes lèvres. Je ne sais guère ce qui se passa en moi pendant quelques secondes ; une émotion inexprimable s’était emparée de moi, mes lèvres avaient pris feu à ce verre, et une douce flamme parcourait tout mon corps. Quand je revins à moi, Christen avait disparu, et je me trouvai seul près de Gritti, dont je tenais toujours les mains dans les miennes. Tout à coup une vision diabolique se dressa dans un coin de la chambre : un grand rideau jaune, à moitié fermé, laissait voir une alcôve et un lit. Ce rideau trop court ne pendait pas jusqu’à terre, et j’aperçus deux pieds d’hommes qui se voyaient sous le rideau. Je pâlis, une sorte de terreur et de confusion me fit lâcher les mains de Gritti, qui, libre de ses mouvemens, se recula aussitôt à l’extrémité du canapé. D’un geste, je lui montrai les deux jambes de l’homme caché, et Gritti ne parut pas comprendre tout d’abord. Revenu de ma première terreur, j’allai droit à l’alcôve, tirai brusquement le rideau et me trouvai en présence d’une grosse paire de bottes vides,