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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/424

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de sauter un chapitre parasite pour connaître plus tôt le dénoûment. C’est que le développement donné par l’abbé Prévost au sujet qu’il avait choisi est en parfaite harmonie, en parfaite proportion avec le sujet même. Les romans qui s’écrivent de nos jours sont conçus avec une prévoyance qui n’a rien à démêler avec la vérité poétique. Les exceptions qu’on pourrait citer, et qui malheureusement ne sont pas nombreuses, ne détruisent pas la justesse de la remarque. Avec un épisode qui pourrait devenir une aquarelle charmante et pleine d’intérêt, on veut couvrir une toile de vingt pieds, et l’intérêt s’évanouit. On a sous la main de quoi émouvoir pendant une heure, on prodigue les incidens pour tenir l’attention suspendue pendant trois jours, et l’on gaspille une donnée vraie en essayant d’en tirer parti ; on ne mesure pas son ambition à ses forces. L’attention du lecteur languit, se découragé, et l’excès des moyens employés aboutit à l’impuissance.

Il y a parmi nous des natures heureusement douées, des esprits ingénieux qui semblaient appelés à dominer la foule par leurs inventions, et qui aujourd’hui ont remplacé la popularité par l’indifférence ou l’oubli à force d’agrandir l’espace qui s’ouvrait devant eux. Pour ceux qui ont assisté à leurs débuts, c’est un légitime sujet de regret. Si Manon Lescaut était remise en honneur, si elle reprenait dans l’estime des écrivains le rang qui lui appartient, les choses se passeraient autrement. Les pages inutiles deviendraient moins nombreuses, et le récit, enfermé dans un espace plus étroit, intéresserait plus sûrement. Le talent de narration n’est pas d’ailleurs le seul mérite qui recommande l’abbé Prévost. Il y a chez lui une pénétration singulière. Il devine les motifs honteux des actions qui se donnent pour courageuses. Il n’invente pas de sentimens inattendus ; il étudie avec une égale attention ceux qui se révèlent spontanément et ceux qui cherchent à se cacher. Son éloquence est d’autant plus abondante, qu’il n’essaie jamais de représenter des scènes purement imaginaires. Il embellit, il agrandit ses souvenirs, mais il ne tente pas de créer des personnages de toutes pièces. Aussi, malgré la différence qui sépare Manon Lescaut de Gil Blas, quoique la peinture de la passion ne puisse être confondue avec la peinture des ridicules, il est permis d’affirmer que le récit de l’abbé Prévost n’est pas sans quelque parenté avec le récit de Lesage. Doués de facultés diverses, les deux écrivains se rencontrent sur le terrain de la philosophie. Ils prennent la nature humaine pour point de départ, et nous trouvons presque chaque jour des types pareils à ceux qu’ils ont mis en scène. Desgrieux et l’archevêque de Grenade sont également vrais, et la société où nous vivons donne raison à Lesage comme à l’abbé Prévost. L’ignorance et la vanité demandent encore des conseils pour savourer la louange ; plus d’un cœur généreux marche au