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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/432

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voient dans la gaieté une raillerie. Quant à ceux qui ne comprennent pas le bonheur sans une longue sécurité, ils ne se gênaient pas pour crier au scandale. S’endormir et s’éveiller avec l’espérance, ne rien posséder, se confier dans l’avenir, narguer la sottise opulente, compter sur le travail, sur la gloire, supporter la pauvreté sans impatience, sans découragement, c’était en effet un exemple dangereux. Les personnages dessinés par M. Henry Murger étaient mal élevés et professaient des maximes pernicieuses. Sa Vie de Bohême fut donc jugée avec une extrême sévérité par les gens du monde, qui n’ont jamais connu l’inquiétude, dont les journées sont remplies par des visites inutiles, des promenades sans but, mais qui ne veulent pas être troublés dans leur ennui. Pourvu d’ailleurs qu’ils excitent l’envie, ils se disent heureux. La Vie de Bohême ne pouvait plaire à cette classe de lecteurs ; mais les objections mêmes qu’elle avait soulevées servirent à populariser de plus en plus le nom de l’auteur, et ses amis s’abusèrent bientôt sur la mesure de son talent. De la part des oisifs et des heureux de ce monde, une sévérité qui allait jusqu’à l’injustice ; de la part de ceux qui ne possédaient pour toute richesse que l’intelligence et le courage, une indulgence qui parfois dégénérait en engouement. Aujourd’hui la colère s’est apaisée, l’admiration est moins bruyante ; le talent de M. Murger est estimé ce qu’il vaut, et n’a plus à redouter ni le dédain ni les éloges exagérés. Ses premiers essais, qui laissaient sans doute beaucoup à désirer pour la correction, se recommandaient par la franchise. Il y avait dans le dialogue un accent de vérité qui frappait tous les juges clairvoyans. J’entends dire par ceux qui ont connu l’auteur que dans la Vie de Bohême la mémoire joue un rôle plus important que l’imagination, qu’il n’a presque rien inventé : je ne suis pas en mesure de contrôler cette affirmation ; mais lors même qu’elle serait légitime, il resterait encore à M. Murger une part assez belle, — avoir bien vu, avoir bien raconté. Que l’invention domine le souvenir, ce n’est pas moi qui le contesterai ; toutefois le souvenir fidèlement transcrit, le souvenir vivant et coloré, vaut mieux que l’invention maladroite. Aussi je ne crois pas que la Vie de Bohême soit une œuvre à dédaigner.

Dans le Pays latin, M. Murger s’est efforcé d’atteindre à la correction, à l’élégance qui lui manquaient ; il a voulu réfuter les reproches qui lui étaient adressés en châtiant son langage. S’il n’a pas complètement réussi dans cette difficile entreprise, il a du moins prouvé aux plus incrédules qu’il ne faisait pas fi de l’art d’écrire, comme ses détracteurs se plaisaient à le répéter. Il n’a rien négligé pour acquérir par l’étude ce que l’intelligence la plus heureuse ne saurait deviner. Il sentait le besoin de justifier le succès de son premier, livre en produisant une œuvre sous une forme plus pure. Le désir de mieux