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dans l’embarras sans vous mettre vous-même hors d’affaire. » D’autres plus hardis s’arrêtent : ils saisissent un bout de corde dont le prudent Orsini s’était pourvu et qu’il s’empresse de leur jeter ; ils se mettent en mesure de le hisser. Tout à coup ils lâchent pied, le laissent retomber, au fond du fossé et se sauvent : ils avaient entendu les pas de nouveaux arrivans. À chacun le fugitif renouvelait sa demande. Enfin un robuste paysan s’approche, s’arrête, écoute et paraît mieux disposé. Il essaie à lui seul de retirer M. Orsini : ses efforts n’y suffisaient point. Par bonheur, c’était un dimanche, il y avait sur le pont plus d’affluence qu’à l’ordinaire. Le paysan ne se laisse pas intimider ; il trouve de braves gens disposés à lui prêter main-forte, et à eux tous ils amènent sur le bord le prétendu ivrogne au moment où, les forces venant à lui manquer tout à fait, il allait retomber au fond du fossé. Il était six heures moins un quart ; c’était à six heures que les geôliers devaient entrer dans la cellule pour la visite du matin !

Restait le pont à traverser, « Apprenez, dit M. Orsini à ses sauveurs en les remerciant, apprenez que je suis un prisonnier politique. » Ces bons cœurs s’en doutaient peut-être ; en tout cas, loin de s’effrayer à cette nouvelle, ils mirent tout leur soin à ce que l’Autriche ne reprit pas sa victime. Après avoir jeté la corde dans le lac, ils marchèrent en avant et laissèrent M. Orsini derrière eux pour ne pas éveiller l’attention Celui-ci les suivit de loin et péniblement ; à chaque pas, il regardait autour de lui. Il boitait, il était couvert de boue et de poussière, ses mains étaient ensanglantées. Quand il eut la certitude de n’être plus en vue des sentinelles, il rejoignit ses généreux compagnons, qui le cachèrent jusqu’au soir dans les roseaux, au bord du lac.

Comment il en sortit, c’est ce que nous ignorons, car il se refuse à le dire pour n’exposer personne aux vengeances de l’Autriche. Ce qu’il y a de certain et en même temps d’admirable, c’est qu’ayant été forcé par la maladie de rester assez longtemps caché à Mantoue ou dans les environs, il ne trouva pas un dénonciateur, pas même un bavard ou un imprudent, parmi ceux qui durent être mis dans le secret. Les perquisitions, les menaces, les promesses de la police n’y purent rien. L’allégresse parmi les Mantouans, même les moins révolutionnaires, fut extrême ; on eût dit que l’évasion d’un prisonnier obscur était un événement public.

Bientôt, grâce à cette complicité universelle, M. Orsini put passer en Suisse, et de là en Angleterre. « Arrivé, dit-il, sur le sol anglais, je me sentis renaître. Pour la première fois depuis mon arrestation, je pus dormir tranquille. L’atmosphère anglaise est humide et brumeuse ; si je lève les yeux, je ne vois que pluie, neige et nuages, mais je respire, je suis indépendant, je suis libre, et quand je me rappelle mon agonie de prisonnier, d’esclave, alors que je me fatiguais les yeux pour voir un coin de ce ciel bleu et profond de ma chère Italie à travers les barreaux de ma cellule, je me sens pénétré de reconnaissance pour la permission de rester dans la libre Angleterre jusqu’à ce que le travail incessant de mes concitoyens et la mort de quelques-uns d’entre eux me permette de retourner dans mon pays avec mes frères exilés, pour y répandre les bénédictions des institutions libres. »

Ainsi voilà un homme à peine échappé des plus horribles souffrances et d’un supplice probable, parlant avec enthousiasme de cette liberté précieuse dont il a été si longtemps privé, le voilà rêvant déjà aux moyens de