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commission auprès de cette cour, lui écrivait le 1er mars 1787 John Adams ; un plus long séjour ici me paraîtrait si peu compatible avec mon propre honneur et ma propre dignité, que si le congrès pouvait oublier la sienne, je n’oublierais pas la mienne, et je lui renverrais sa commission, à moins que sa majesté britannique ne consentît à envoyer un ministre au congrès. » L’humeur de Jefferson affectait des formes encore plus vives, et le 25 septembre 1787 il écrivait à John Adams, à propos des troubles de Hollande et de la guerre entre la France et l’Angleterre qui menaçait d’en sortir : « J’espère qu’on nous laissera libres de profiter des avantages de la neutralité. Et pourtant j’ai bien peur que les Anglais ou plutôt leur stupide roi ne nous obligent à en sortir, car je raisonne ainsi : en nous forçant à entrer en guerre avec eux, ils s’engagent dans une guerre dispendieuse sur terre et sur mer. Le sens commun indique donc qu’ils doivent nous laisser rester neutres : ergo ils ne nous laisseront pas rester neutres. Je n’ai pu encore découvrir d’autre règle générale pour prédire ce qu’ils feront que de rechercher ce qu’ils doivent éviter de faire. »

Jefferson ne confondait pas la neutralité et l’indifférence. Tout en reconnaissant en principe que « les États-Unis ne devaient prendre aucune part aux querelles de l’Europe, mais vivre en paix et en relations commerciales avec tous les peuples, » il pensait que son pays pouvait et devait avoir des préférences diplomatiques, aimer ses amis, haïr ses ennemis et le leur prouver pacifiquement. Il ne comprenait pas que l’on songeât en Amérique à « mettre le commerce de la France et de l’Angleterre sur le même pied. » — « Donner comme excuse d’une semblable impartialité que la reconnaissance ne doit jamais entrer dans les motifs de la conduite nationale, c’est ressusciter un principe qui a été enterré depuis des siècles avec ses semblables, la légitimité de l’assassinat, de l’empoisonnement, du parjure, etc. Tout cela pouvait être bon dans la nuit obscure des siècles qui sépare la civilisation ancienne de la civilisation moderne ; mais au XVIIIe siècle tout cela est condamné et tenu pour exécrable. Je ne connais qu’un code de morale pour les hommes, qu’ils agissent seuls ou collectivement. Celui qui dit : « Je serai un coquin lorsque j’agirai en compagnie de cent autres, et un honnête homme lorsque j’agirai seul, » risque fort de n’être cru que dans sa première assertion. »

Morale excellente, mais que Jefferson a trop souvent oubliée pour qu’elle suffise à expliquer sa politique. Ce n’était pas seulement par devoir et par reconnaissance qu’il était attaché à la France ; il l’aimait pour elle-même. Le « sauvage des montagnes de l’Amérique » avait été séduit par les attraits de la société française, par sa politesse aimable, son mouvement d’esprit, ses aspirations généreuses