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modèle dans lequel ils introduisent les changemens rendus nécessaires par la différence des situations, et quelques autres qui ne sont ni nécessaires ni avantageux, mais auxquels ceux-là seront toujours tentés d’avoir recours qui sont versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement, qui ne connaissent les hommes que tels qu’on les voit dans les livres, et non tels qu’ils sont dans le monde… L’un de mes plus grands sujets d’inquiétude, c’est le grand nombre des membres de l’assemblée. En tous pays, en toutes circonstances, il est bien difficile à douze cents personnes réunies, à quelque classe qu’elles appartiennent d’ailleurs, de ne pas tomber dans le tumulte et dans la confusion. Et quand ces douze cents personnes font partie d’une assemblée qui n’a encore ni règlemens, ni habitude de l’ordre et de la discipline, quand par-dessus le marché il s’agit de Français, parmi lesquels il y a toujours plus de prêcheurs que d’auditeurs, il y a là un grand écueil à redouter… Il est à craindre que leur impatience de rectifier toute chose à la fois n’effraie le cœur et ne l’amène à ne plus compter que sur la force. »

Quand on a raison, on a presque toujours plus raison qu’on ne le croit. Jefferson ne savait pas lui-même à quel point ses passagères inquiétudes étaient fondées. Au milieu des impressions un peu confuses et contradictoires qu’il recevait jour par jour des événemens qui s’accomplissaient sous ses yeux, ce qui dominait en lui, c’était la confiance, confiance enthousiaste qui se déployait de plus en plus à mesure que le flot révolutionnaire montait, emportant acteurs et spectateurs. « Il y a plaisir, dit Pascal, à être sur un navire battu par la tempête, lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point. » Personne n’a plus vivement goûté ce plaisir que Jefferson, et lorsqu’il dut s’y arracher, il quitta le navire avec la conviction que l’orage le poussait vers le port. « La révolution française sera terminée dans un an, » se disait-il en s’embarquant à contre-cœur pour New-York le 8 octobre 1789. La révolution française durait encore lorsqu’il reprochait, en 1821, à ceux qui avaient eu la prétention de la gouverner de n’avoir pas suivi les conseils qu’il leur avait donnés au début de la crise, dans les premiers jours de juin 1789, alors que les états-généraux n’avaient encore rien fait ni rien compromis, mais qu’ils étaient déjà sur le point de se lancer dans les voies hasardeuses où depuis ils se sont égarés. Réunie depuis plus d’un mois, l’assemblée n’était pas encore parvenue à se constituer. La querelle qui s’était élevée entre les trois ordres sur la question de la vérification des pouvoirs s’envenimait de jour en jour. Les communes, irritées de la résistance que leur opposait la noblesse, et ne connaissant encore, dans leur inexpérience politique, d’autre moyen de vaincre un obstacle que de le briser, commençaient à concevoir le projet de supprimer violemment toute distinction entre les ordres,