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Aller jusque-là est une témérité très grave ; un pas de plus, c’est la mort. Cette témérité ne me paraît pas justifiée. On doit toujours s’arrêter dès que l’insensibilité est obtenue ; il suffit pour le malade que la douleur soit anéantie. Le chirurgien peut trouver commode d’abolir en même temps tout mouvement en amenant le collapsus, mais il doit se passer d’un moyen si dangereux. Les mouvemens du malade sont facilement contenus par des aides, et, ne fussent-ils pas tout à fait réprimés, je m’abstiendrais encore. Les médecins de l’armée d’Orient étaient de cet avis ; ils ont administré le chloroforme avec une grande prudence, s’arrêtant à la période d’insensibilité, et ne la dépassant jamais avec intention. Aussi n’a-t-on eu aucun accident mortel à déplorer, quoique pendant la campagne d’Orient le chloroforme ait été employé trente mille fois au moins. En Crimée seulement, il a été administré à plus de vingt mille blessés, selon le calcul de M. Scrive. Les médecins de l’armée sarde, au début de la campagne, avaient hésité à s’en servir ; mais les succès de nos chirurgiens les ont bientôt rassurés. Désormais on peut avoir dans le chloroforme une confiance inébranlable, et remercier la Providence d’avoir permis au génie de l’homme la découverte d’un agent qui suspende la douleur.

Les épidémies firent tant de victimes parmi les médecins, qu’après la prise de Sébastopol, l’ambulance de gauche, sur la demande de M. Scrive, fut convertie en une maison de convalescens spécialement affectée au personnel médical. Cette ambulance se trouvait sur les hauteurs de Sébastopol. Elle avait eu son jour d’émoi. Une petite lampe allumée pour le service de nuit fut aperçue des Russes et devint leur point de mire. Les bombes effondrèrent la toiture. On se hâta de déménager et d’emporter les malades dans des litières portées par des mulets ; le danger passé, on revint. Devant cette ambulance se déroulait un imposant et immense panorama : au sud, dans un horizon sans limites, la mer couverte des navires pourvoyeurs des armées ; au nord, une rade magnifique, sans rochers, sans écueils, d’un abri sûr et facile, parsemée de vaisseaux échoués par la main de l’homme ; au fond du port, les bassins de radoub, en granit, véritables chefs-d’œuvre que la mine allait détruire et qu’il fallait se hâter d’admirer ; plus loin, trois lignes superposées de formidables batteries russes, et derrière ces batteries, les tentes des camps ennemis s’étendant au milieu d’une plaine sans fin ; à l’est, une couronne de montagnes bouleversées, que dominait le bastion Malakof. Quant à Sébastopol, cette cité naguère superbe et menaçante n’offrait plus qu’un spectacle confus de ruines, de tombeaux, de canons égueulés, d’affûts brisés, de boulets, d’obus et de bombes amoncelés. Pour y circuler, il fallait éviter les grandes artères, que les boulets russes prenaient par enfilade, et cheminer difficilement dans les rues obstruées