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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/627

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la marquise et dis-lui que j’apprécie toutes ses qualités, que je ne méritais pas l’honneur d’être son époux, et qu’ayant besoin de ma liberté, je lui rends la sienne sans condition.

Tant d’égoïsme et d’endurcissement fit perdre patience au bon Giacomo. Son indignation éclata en reproches terribles, et il sortit de cette conférence fort irrité contre son ami, mais convaincu de l’inutilité de ses efforts. Il s’était armé de tout le courage nécessaire contre son propre malheur ; celui d’une personne aimée lui parut une chose intolérable. Il ne résista pas au désir de porter des consolations à Lucia, et dans ce dessein il partit pour Venise. Avec son humeur douce, sa disposition à la tendresse, la nature semblait l’avoir créé exprès pour ce rôle délicat de consolateur. Il y déploya une intelligence qui approchait du génie, une application de tous les instans, les soins d’une garde-malade, et il réussit d’autant mieux que les blessures de Lucia n’étaient pas fort profondes à l’endroit du cœur. Si les absens ont tort, même lorsqu’on les aime, que dire de ceux dont on a sujet de se plaindre ? La marquise avait l’esprit bien fait ; elle se considéra comme veuve et rendit toute son affection à l’honnête homme qui s’était sacrifié pour elle. Bientôt les dissipations du marquis amenèrent quelques dérangemens dans sa fortune. Il fallut mettre en sûreté le douaire de sa femme et la dot à venir de sa fille. Le chevalier intervint à propos pour empêcher un procès. Il remit ordre aux affaires, à la satisfaction des deux parties, et resta chargé de veiller aux intérêts de la mère avec la tutelle officieuse de l’enfant. La marquise, incapable de gouverner ses biens, pria Giacomo de lui en épargner la peine ; il vint demeurer chez elle, et la force de l’habitude lui a donné dans la maison l’autorité d’un maître. On lui obéit ; il dispose de tout, et si ce n’était la différence des noms, il serait en réalité le chef de la famille.

— Depuis quinze ans que cela dure, ajouta l’abbé en terminant son récit, le chevalier Forcellini a conquis l’indulgence et le respect du monde. Lorsque le marquis vient à Venise, c’est pour vingt-quatre heures : il descend à l’hôtel Danieli ; on lui amène sa fille, il l’embrasse, lui fait quelque présent, et s’en retourne à Milan. Jamais il ne parle de son ancien ami sans se dire hautement son obligé. La société de Venise, informée de tout, avait suivi pas à pas les détails de ce roman. Aujourd’hui elle ne veut plus en parler, et son silence est une manière de témoigner son estime pour un homme que le tribunal de l’opinion a jugé et définitivement acquitté.

— Mais, dis-je au sacristain, qu’arrivera-t-il le jour où le marquis, fatigué de plaisirs qui ne sont déjà plus de son âge, viendra redemander sa place au foyer domestique ?

— Alors, reprit l’abbé, toutes les têtes auront blanchi, et le vieil