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que l’Anglais avait exercé sur l’esprit de Saint-Clément ? Il fallait trouver la solution de ces deux problèmes. Le docteur F… eut bientôt résolu le premier. Un jour de migraine, la marquise lui raconta, sous le sceau du secret, que depuis le départ de Saint-Clément des renseignemens déplorables étaient venus de Vienne, de Florence et de Naples, où le baron avait demeuré longtemps ; partout il avait usurpé des titres, changé de nom, triché au jeu et laissé de vifs regrets à ses fournisseurs. Avec une simplicité tout à fait méridionale, la marquise avoua au docteur qu’elle s’était engouée follement d’un chevalier d’industrie.

Cet éclaircissement de la première question jetait une lumière précieuse sur la seconde. Selon toute apparence, la lettre exhibée par sir Oliver, et sur laquelle on avait vu le timbre de Vienne, contenait quelque révélation accablante. De là l’angoisse et le trouble du baron pendant son entretien avec l’Anglais dans l’embrasure d’une fenêtre. Pour des gens moins curieux que les Vénitiens, ces conjectures auraient suffi ; mais les chroniqueurs du café Florian ne se contentaient pas à si peu de frais. La lettre de Vienne leur semblait une pièce indispensable à mettre dans leurs archives. On n’ignorait point que le vin de Chypre déliait parfois la langue à sir Oliver. Le plus solide buveur de la troupe fut chargé d’offrir autant de bouteilles qu’il serait nécessaire pour obtenir la communication du document. Muni de pleins pouvoirs et de bonnes instructions, le négociateur tenta l’aventure. Après la première bouteille, l’Anglais gardait encore son sang-froid, tandis que le diplomate perdait déjà le fil de ses idées. La demande indiscrète fut trop tôt formulée. Un bon gentleman n’admet pas qu’il ait pu prendre pour compagnon de table et de voyage un homme indigne de son honorable société. Sir Oliver fixa ses yeux bleus sur ceux de l’Italien, et lui répondit comme Wellington à ce prince indien qui lui voulait acheter son plan de campagne : — Vous seriez donc capable de garder un secret ?

Et quand l’Italien eut prononcé une kyrielle de sermens, le gentleman ajouta : — Eh bien ! moi aussi, j’en suis capable.


PAUL DE MUSSET.