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modéré quand je compare les jugemens que j’ai prononcés à ceux que prononce aujourd’hui M. Taine. Il sait beaucoup de choses, et je l’en félicite ; mais il tient trop à prouver son savoir, et le lecteur se fâche aisément quand l’auteur néglige de masquer sa supériorité. Le plus sûr moyen de l’amener à soi, de le convertir à son avis, c’est d’entrer en matière modestement, c’est de lui laisser croire d’abord qu’il en sait autant que celui qu’il écoute. Pour peu qu’il soit clairvoyant, il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il ne possède pas toute la vérité ; mais si l’auteur a su ménager l’amour-propre du lecteur et le mettre de moitié dans le développement de sa pensée, il arrive bien rarement que sa parole ne soit pas acceptée. M. Taine procède autrement ; il montre tout d’abord ce qu’il devrait cacher. Il se plaît à dissiper sans pitié les illusions que le lecteur pourrait garder sur lui-même. Il annonce imprudemment qu’il vient réformer l’opinion accréditée, et il porte la peine de son imprudence, car les premières lignes de son œuvre suffisent parfois pour exciter la défiance. Plus tard, il a beau prodiguer les argumens les plus sensés, il ne peut réparer le tort qu’il s’est fait. La vérité défendue par lui suscite une résistance qui dégénère souvent en injustice. Il gâte sa cause en négligeant de s’arrêter à temps. J’aime à croire qu’à cet égard les avertissemens ne lui ont pas manqué. Ses amis ont dû lui dire ce que je lui dis aujourd’hui. Mes paroles ne l’étonneront pas, elles n’ont pour lui rien d’inattendu, et il a trop sérieusement étudié l’art d’écrire pour accepter comme fondés les reproches qu’on m’adresse : il ne me contestera pas le droit de prêcher la modération.

La question soulevée par M. Taine est d’une nature très délicate. Quand je dis soulevée par lui, je ne parle pas exactement ; je devrais dire soulevée par ses écrits. Il s’agit en effet de savoir s’il est permis de traiter avec une franchise absolue, et même avec rudesse, les maîtres qui nous ont instruits, qui nous ont révélé les secrets du passé, le développement des facultés humaines, les principes généraux qui dominent toutes les langues. À cet égard, deux solutions se présentent : une solution théorique, une solution pratique. Sans doute il n’est pas défendu de dire la vérité tout entière aux maîtres mêmes qui nous ont instruits, si, tandis que nous écoutions leurs leçons, ils ne possédaient, qu’une part de la vérité, car la vérité, ou ce que l’homme appelle de ce nom, s’agrandit d’année en année, c’est-à-dire que les efforts collectifs de l’humanité déchirent chaque jour un coin du voile qui nous cache les causes des phénomènes auxquels nous assistons. En savoir plus que son maître n’est pas une raison pour se taire devant son maître : dans le domaine de la théorie pure, rien n’est plus évident ; mais dans