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donner un démenti, et comme je me suis efforcé d’exposer clairement les motifs de ma conviction, comme je n’ai rien négligé pour rallier à mon avis tous les esprits de bonne foi, si je suivais M. Taine sur le terrain de la critique historique et de la critique philosophique, je serais obligé de répéter ce que j’ai affirmé. Tite-Live, s’il faut en croire le jeune écrivain couronné par l’Académie, a été ce qu’il devait être, orateur, rien de moins, rien de plus. Il a écrit dans un beau langage une histoire qui n’est qu’une suite de harangues. Ne lui demandez pas le sens politique, il ne le possède pas ; ne lui demandez pas le sens critique, l’appréciation des témoignages : le sens critique, l’appréciation des témoignages répugnent à sa nature. Initié dès son jeune âge à la discussion oratoire par les luttes municipales de Padoue, sa ville natale, il ne pouvait pas ne pas mettre l’éloquence au-dessus de toute chose. Orateur toujours et partout, il n’appartient pas à l’histoire, quoiqu’il soit rangé parmi les historiens. Toutes les générations venues après lui se sont méprises sur son compte : elles ont cru qu’il avait raconté la gloire et les malheurs de son pays ; M. Taine le remet dans son vrai jour, et lui assigne la place qu’il doit désormais occuper. Nous étions habitués à penser que Tite-Live n’était pas sans quelque talent pour la narration, nous avions tort. Le jeune lauréat vient dessiller nos yeux. Les grandes actions racontées dans les Décades par le Padouan, qui nous frappaient d’admiration et qui nous paraissaient écries dans une langue digne de leur grandeur, ne sont que des thèmes oratoires. À qui faut-il nous en prendre ? Ce n’est pas à l’auteur des Décades. S’il n’est qu’orateur quand il voudrait être historien, il ne fait qu’obéir à l’impérieuse nécessité. Son éducation a été la conséquence inévitable des spectacles qui ont entouré ses premières années. Padoue était un municipe romain ; ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu le destinait, le condamnait à l’éloquence. Il aurait vainement combattu sa destinée, il ne pouvait ni conduire les affaires de son pays, ni raconter les vicissitudes de la grandeur romaine ; il fallait absolument qu’il se résignât à l’éloquence. Il entreprenait une narration, il récitait malgré lui une harangue. C’est à ces termes que se réduit le jugement de M. Taine sur Tite-Live. Inflexible pour l’historien, qu’il range parmi les orateurs, le jeune lauréat néglige de proclamer la nécessité de l’histoire romaine. C’est une lacune que chaque lecteur peut combler. Ce qui est vrai pour le citoyen d’un municipe romain ne peut pas ne pas être vrai pour la nation dont il a voulu raconter la vie. L’érudition et le talent qui recommandent l’Essai sur Tite-Live ne changent rien à nos conclusions. Tite-Live jugé au nom de Spinoza n’est pas plus facile à reconnaître que Jean de La Fontaine soumis à la même épreuve.