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œuvre si ardemment désirée d’un drame lyrique national, que l’Allemagne ne trouva pour la première fois que dans le Freyschütz, en 1821.

Le Freyschütz est une légende populaire, un de ces contes naïfs puisés aux sources les plus profondes de la poésie allemande, où le merveilleux de la nature domine l’expression des sentimens humains. On dirait un chapitre détaché de la grande rapsodie populaire connue sous le titre de l’Enfant au cor merveilleux {des Knaben Wunderhorn), recueillie et publiée au commencement du siècle par deux poètes érudits, Clément Brentano et d’Arnim. C’est cette poésie de la nature comprimée pendant des siècles dans le cœur et l’imagination du peuple allemand que l’école romantique a fait sourdre de la terre comme une source fécondante du génie national. Obligé de nous en tenir aujourd’hui à ces généralités philosophiques, sans pouvoir descendre à des faits plus intimes de l’art musical qui nous mèneraient trop loin, il nous suffira de dire, pour faire comprendre notre pensée, que Weber est le premier compositeur allemand qui ait introduit dans une fable dramatique cette poésie du panthéisme indo-germanique, où l’expression de la personnalité humaine est subordonnée au merveilleux de la nature extérieure. De là le caractère particulier de l’instrumentation si colorée de Weber, où certains instrumens, tels que le cor et la clarinette par exemple, sont traités avec une prédilection qui n’est point le résultat du caprice ; de là aussi une autre qualité saillante du génie de Weber et qu’on trouve encore plus fortement accusée dans l’œuvre immense de Beethoven : le rhythme, cette partie virile de l’art musical, qui est l’expression du mouvement, et dont les combinaisons infinies entraînent avec elles des harmonies et des associations d’accords qui ne seraient pas supportables sans le concours de ce nerf de la vie.

Le Freyschütz, Euryanthe et Oberon sont trois légendes populaires où l’imagination de Weber a répandu à pleines mains cette poésie chevaleresque et ce merveilleux de la nature qui constituent le caractère général de la littérature allemande depuis les Minnesinger jusqu’à nos jours, et qui distinguent l’œuvre dramatique de Weber de celle de Mozart, génie harmonieux, peintre de l’idéal et des sentimens humains. Il nous serait facile de faire ressortir cette différence en comparant la Flûte enchantée à Oberon, dont le cor magique et le merveilleux sont au chef-d’œuvre de Mozart ce que le coloris et le pittoresque modernes sont à l’art antique.


P. SCUDO.