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La félicité de l’empire était un accident qui ne devait plus se renouveler, et de cette félicité passagère il ne restait rien, absolument rien ; tout était comme si Antonin et Marc-Aurèle n’eussent pas existé ! Et ce n’est pas seulement parce qu’il n’y avait nulle institution qui subsistât quand les hommes passaient, c’est principalement parce que, le souverain étant tout, il ne pouvait se former dans les âmes aucune énergie civile, aucune vertu publique. Il ne restait donc ni des droits, ni des hommes : il n’y avait pas de cité et pas de citoyens.

Et les mauvais empereurs, quel était leur sort ? Vraiment, au milieu de leurs crimes et de leurs folies, je suis parfois tenté de les plaindre. Quelle affreuse vie et quelle fin terrible ! C’étaient des hommes après tout ! Plusieurs avaient reçu du ciel des dons heureux ; Tibère était un bon guerrier et un prince habile, Caligula eut d’heureux commencemens, Néron en eut d’admirables ; Commode lui-même, après la mort de son père, avait donné des espérances : la toute-puissance les perdit, elle fut pour eux ce que fut pour Adam la tentatrice. Eux aussi pourraient répondre quand ils comparaissent devant le tribunal des siècles : C’est elle qui m’a fait goûter le fruit empoisonné ! Il faut à l’homme un frein, comme il faut un rivage à l’Océan. Cela est bien commun, mais c’est commun à force d’être vrai. Il y a eu à Rome trois bons et grands empereurs, un certain nombre d’empereurs médiocres, beaucoup d’empereurs détestables ; c’est la chance de la loterie du despotisme, c’est la proportion que donne, d’après l’expérience de l’histoire, le calcul des probabilités appliqué à cette forme de gouvernement. En est-il de même pour les souverains dont le pouvoir a été modéré par les lois ? Évidemment non. Ceux-ci, qui ne valent quelquefois pas mieux que les autres, ont ce grand avantage de ne pouvoir se corrompre et se perdre aussi facilement. Empereur romain au lieu d’être roi constitutionnel d’Angleterre, George Ier aurait peut-être été un Néron et George IV un Héliogabale ; Néron, roi constitutionnel, eût peut-être été un honnête dilettante sur le trône. Les institutions qui protègent les peuples contre les souverains défendent les souverains d’eux-mêmes.


J.-J. AMPERE.