Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/827

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Ne crains pas, guerrier aux grands bras ! Nous ne savions pas que tu étais aux prises avec un rakchasa redoutable… Me voilà prêt à te secourir… Je terrasserai ce monstre, tandis que notre mère restera sous la garde des deux jumeaux, nos plus jeunes frères. — Demeuré spectateur de la lutte, répond Bhîmaséna, ne te trouble pas. C’en est fait de ce rakchasa que je tiens entre mes bras. — Pourquoi donc, reprend Ardjouna, vit-il si longtemps, ce monstre pervers ? Il nous faut partir, nous ne pouvons demeurer ici plus longtemps… — Déjà se colore l’orient, déjà brille le crépuscule du matin, moment néfaste où les rakchasas deviennent plus puissans. — Hâte-toi…, ne t’amuse point à ce jeu. Triomphe vite de ce terrible monstre avant qu’il n’emploie contre toi l’arme de la magie ; fais un effort suprême avec tes deux bras. — À ces mots… Bhîmaséna rassemble toutes ses forces. — Et dans sa rage enlevant le corps du rakchasa, pareil à un nuage noir, il le fit tourner rapidement jusqu’à cent fois. »

Tant que Bhîmaséna n’invoque pas le secours de ses frères, ceux-ci s’abstiennent de prendre part à la lutte ; ainsi le veut la loi des kchattryas, même quand ils combattent les enchanteurs et les monstres. Cependant l’intrépide Ardjouna ne peut s’affranchir d’une certaine crainte superstitieuse ; il croit que les rakchasas, participant à la fois de la nuit et du jour, des ténèbres et de la lumière, deviennent plus puissans au crépuscule. Déjà le monstre a lutté cent fois contre Bhîmaséna sans être vaincu, et Ardjouna, pressé de partir, dit encore à son frère :

« Si tu trouves ce monstre trop dur à vaincre, je te prêterai mon aide, afin qu’il soit bien vite mis à mort, ou bien moi-même je le tuerai. Ô Ventre-de-Loup, tu en as fait assez, tu es las, c’est bien, va te reposer ! — À ces paroles prononcées par son frère, encore plus enflammé de colère, Bhîmaséna foula aux pieds son ennemi sur la terre et le fit périr de la mort d’une bête fauve. Celui-ci, immolé de la sorte par Bhîmaséna, poussa un grand cri qui remplit toute la forêt, — et le puissant fils de Pândou, l’ayant pris tout d’une pièce dans ses bras, le brisa par le milieu, réjouissant ainsi tous ses frères, les Pândavas[1]. »

Les Pândavas célèbrent le triomphe de leur frère, puis ils songent à s’éloigner, à pousser plus loin dans le désert, redoutant la vengeance du prince Douryodhana, qui pourrait envoyer à leur poursuite. Les voilà donc qui partent, accompagnés de la rakchasa, de l’ogresse, qui s’attache à leurs pas. Bhîmaséna, nous venons de le voir, ressemble plus à un Mohican qu’à un chevalier du moyen âgé. La présence de cette femme, qui a sacrifié son propre frère à la passion

  1. Hercule n’eut besoin de terrasser Antée que trois fois ; Bhîmaséna recommence la lutte avec le monstre jusqu’à cent fois : ce rapprochement suffit à faire ressortir la mesure et la juste proportion du génie grec et l’abondance extravagante, déréglée du génie indien.