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puisque Marmont ménage peu ses contemporains et qu’il a été particulièrement sévère pour un homme modeste, dont le nom est resté populaire, pour le prince Eugène, vice-roi d’Italie. À ces accusations peu mesurées les récriminations ont répondu, et Marmont, attirant sur lui les regards, est redevenu l’homme de la défection. Il faudrait bien cependant ne point laisser disparaître dans des débats personnels une question qui tient à des causes bien autrement générales et prétendre tout expliquer par ce mouvement, par tous ces actes qu’on a appelés la défection, la grande trahison du duc de Raguse. Ce serait étrangement grandir l’importance de Marmont que d’attribuer à son initiative la chute de l’empire. Il faut l’avouer, le duc de Raguse, par un dernier effort de fidélité et de dévouement, fût-il allé se placer aux côtés de Napoléon à Fontainebleau, le destin de l’empire n’était pas moins accompli. Ce qui est vrai, c’est que le rôle joué par le duc de Raguse, rôle ingrat, pénible sans être déshonorant, est de ceux qu’on subit comme une loi rigoureuse de la fortune, dont on ne se fait point un mérite et qui ne donnent jamais d’ailleurs le droit d’être amer à l’égard de ses contemporains. Marmont s’est montré plus que tous les autres en 1814, il ne faisait en cela qu’obéir à sa nature, qui était de vouloir toujours paraître. La trahison n’était point dans son caractère ; mais il était vain, léger, ardent, présomptueux. Tel il se montre dans ses récits posthumes, dont le mérite est du moins de laisser apercevoir un homme qui, avec mille qualités brillantes d’intelligence et de courage, n’a réussi qu’a se faire une vie agitée, passionnée, illustre et abreuvée de déboires. Le maréchal Marmont réunissait en lui deux choses extraordinaires qui sont moins inconciliables qu’on ne pourrait le penser : il avait en lui-même une confiance sans limites, il aspirait toujours aux rôles d’éclat, il les poursuivait, et il n’a jamais eu de bonheur dans les circonstances saillantes de sa vie. Il ne fut pas même heureux comme soldat aux Arapiles.

Le bonheur ! Y a-t-il donc quelque vérité dans la superstition qui s’attache à ce mot, ainsi que le dit M. Thiers justement au sujet du duc de Raguse ? Sans doute la fortune peut paraître singulièrement propice à certains hommes : elle les fait naître au moment voulu, elle leur donne la faveur de l’occasion ; tout le reste est l’œuvre de l’intelligence, de la volonté, du courage, de la sagesse, d’un ensemble de qualités diverses dont l’équilibre fait les hommes supérieurs et explique leur succès. Le duc de Raguse avait quelques-unes de ces qualités, il ne les avait pas toutes. Chez lui, le caractère n’était pas à la hauteur de l’esprit, l’imagination était plus forte que la raison ; le besoin perpétuel d’agir et de paraître l’entraînait dans des aventures où son jugement faiblissait. Voilà, comment il a été rarement heureux. Amoureux de la gloire, il prétend un peu trop la brusquer, et s’il échoue, c’est aux autres qu’il s’en prend, jamais à lui-même. Il faut bien avouer que ce naïf contentement de soi, joint à une perpétuelle et caustique censure de tout le monde, finit par causer un certain malaise à ceux-là, même qui trouvent du ressort, de la vigueur dans ce caractère. De qui le maréchal Marmont a-t-il été content dans sa vie ? Il querelle tous les gouvernemens, Napoléon, les princes de la restauration, ses compagnons de guerre, qui le lui rendront sans nul doute, et la dernière impression qui reste, c’est que ces demi-dieux n’étaient après tout que. des hommes, souvent héroïques, mais ayant aussi