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cal et Molière, Montesquieu et Voltaire, (et devant lequel aucun mensonge n’a pu longtemps tenir. L’ironie est un des traits les plus caractéristiques du peuple français, qui a été souvent dupe, mais qui ne l’a jamais été à son insu ; elle a été la consolation et la vengeance du serf contre l’oppression féodale, la défense du roturier contre l’insolence des privilégiés, l’apologie de la victime contre l’iniquité des juges. Grâce aux ressources qu’elle leur offrait, nos pères ont pu se passer de beaucoup de libertés. Qui pourrait dire la part qui revient dans notre histoire à l’influence de l’ironie, le bien qu’elle a produit, le mal qu’elle a empêché par la crainte salutaire qu’elle a répandue de tout temps ? Cette ironie est un don tellement noble et d’un tact si infaillible, qu’elle n’a jamais chez nous touché à rien de sacré, et attaqué aucune institution lorsqu’elle était d’accord avec son type idéal. Jamais chez aucun peuple l’église n’a reçu plus de quolibets, jamais chez aucun peuple elle n’a été autant respectée lorsqu’elle a été conforme à sa mission divine. Les railleries contre les rois n’ont pas empêché le peuple d’avoir la superstition monarchique la plus prononcée ; attaquée aux XIVe et XVe siècles, la royauté a été respectée malgré toutes ses fautes dès qu’elle a repris quelque éclat, de Louis XI à la mort de François Ier ; méprisée sous les derniers Valois, elle a été adorée au XVIIe siècle ; honnie et détruite à la fin du XVIIIe, elle s’est relevée avec Napoléon et a vu la nation entière à ses pieds. Jamais nos pères n’ont songé à contester à notre noblesse si détestée ses qualités réelles, le courage et la politesse ; au contraire on l’a tant admirée pour ces qualités, qu’au XVIIIe siècle toute la nation avait fini par modeler ses manières sur les siennes. Nos iniques parlemens eux-mêmes, toujours bafoués et méprisés, ont vu la popularité leur revenir dès qu’ils montraient une velléité d’indépendance et de justice. Si l’ironie a été redoutable chez nous, jamais elle n’a été injuste, et elle n’a attaqué avec fureur les anciennes institutions que lorsque la dernière parcelle de bien qu’elles contenaient en avait été enlevée, et qu’il n’en restait qu’un vain simulacre inutile à conserver plus longtemps.

Le second instrument d’action de cet esprit abstrait a été la faculté de vulgarisation. Le peuple français n’est point un peuple poétique et imaginatif ; c’est le peuple de la prose. Au premier abord, il semble qu’il y ait là une contradiction avec son génie, et que le peuple idéaliste par excellence dût être le plus poétique ; mais la contradiction n’est qu’apparente. Défiez-vous des peuples poétiques : ils ne sont rien moins que spiritualistes. La poésie est bien plus matérielle qu’on ne croit ; elle est bien plus une preuve de la richesse du tempérament que de la grandeur de l’esprit. La poésie est le langage naturel des émotions charnelles élevées, des brillantes périodes sen-