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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/144

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tendance fatale à exagérer ses propres qualités. Exagérant son grand sentiment de l’idéal, il a toujours considéré l’idéal comme étant en dehors de l’homme et devant lui être imposé ; jamais il n’a cherché ni à le découvrir, ni à le placer en lui. Epris de son amour de l’unité, il n’a pas voulu admettre de dissidences, ni reconnaître de différences dans le monde. Aussi n’a-t-il jamais connu l’individu. Sa brillante civilisation, si intellectuelle, si morale, a été frappée d’une demi-stérilité par cet oubli et ce dédain. La société française, quoique fondée par les influences les plus pures, a eu en conséquence quelque chose d’artificiel ; elle a été toujours extérieure à l’homme, distincte de lui, comme l’habitation l’est de l’habitant, au lieu d’être intimement unie à lui, comme la chair l’est au squelette humain et le corps à l’âme. Aussi cette société n’a pas encore connu d’une manière durable les biens qui sont l’apanage de l’individu : la liberté politique, la science de la réalité, l’expérience pratique, la religion libre de formes extérieures et ayant son temple dans des cœurs vivans. Mais récriminer sur nos défauts ne nous apprendrait rien de plus sur notre génie ; nous apprendrions ce que nous ne sommes pas, et non ce que nous sommes et ce que nous avons été. Si à cette tendance invincible à l’idéal le génie français eût joint la confiance dans l’individu, ce génie serait le plus complet et le plus beau qu’aucun peuple eût possédé. C’est à l’Angleterre qu’il appartenait de faire cette découverte et de réaliser la civilisation fondée sur l’individu. Les deux nations ont eu ce privilège, et seules elles l’ont eu parmi les peuples modernes, d’arriver à donner une expression complète de leur être intime, et de réaliser en fait les deux tendances contraires qui partagent l’humanité, et dont l’union serait la perfection même.

Un dernier scrupule nous arrête. La France n’a jamais, disons-nous, connu l’individu ; elle lui a préféré un idéal universel de justice applicable à l’humanité. C’est à la fois sa gloire et son malheur. Elle a proclamé des principes libérateurs de l’humanité, et cependant ce n’est qu’à de rares intervalles qu’elle a pu jouir chez elle-même de la liberté politique. Nous ne voudrions pas qu’exagérant notre pensée, on crût pouvoir en tirer cette conclusion attristante, que la France est à jamais impropre à la liberté politique. Il n’est permis que dans une certaine mesure de chercher dans le passé de la France l’explication de son avenir, car la France est le pays des métamorphoses extraordinaires. Qui aurait jamais pu penser que le génie français parviendrait à dégager son idéal de justice humaine des institutions si longtemps chéries de l’église et de la monarchie, à substituer son catholicisme rationaliste à son catholicisme orthodoxe ? La métamorphose est si radicale, qu’on a de la peine à découvrir que sous ces deux formes si différentes est cachée la même