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femme incapable d’y rien comprendre, en suite de quoi je me mis à lui écrire ce qui s’était passé depuis son départ. »

Quelle peinture touchante et naïve de la situation offrent ces simples lignes, comme elles font revivre sous nos yeux la douleur de ces deux nobles âmes ! et la consternation de ces beaux enfans s’écriant dans leur première angoisse : Le docteur Goethe est parti ! Sans compter que cette scène d’intérieur, d’un accent si honnête et si vrai, vient admirablement à propos pour nous renseigner au sujet de l’épisode en son ensemble. Tout étrange que soit l’histoire, on voit qu’elle n’est point le produit oiseux et fantasque d’une sentimentalité maladive, et qu’il y avait un fond réel à ces dangers auxquels on a, de part et d’autre, heureusement échappé. Si Goethe a mis dans son roman une certaine partie de la vérité, s’il a même dans le personnage de Werther reproduit divers traits de sa propre physionomie, il a gardé pour lui cette force de volonté qui l’aide à se tirer d’affaire au dernier moment, et dont l’absence réduit son héros à ne savoir, en pareil cas, que se brûler la cervelle. Toutes les rêveries, toutes les faiblesses, toutes les misères sentimentales de Werther, Goethe les a ou les a eues, mais avec moins de conséquence et d’une façon à la fois plus vraie et plus invraisemblable, car il n’y a en somme que les héros de théâtre et les personnages de roman qui soient conséquens avec eux-mêmes. D’autre part, quelle noble et digne figure que ce Kestner, comparé au froid Albert du roman ! Une nature moins généreuse n’eût pas manqué de triompher de cette absence d’un rival, oubliant dans sa joie la perte de l’ami ; mais Kestner a le désintéressement des cœurs magnanimes, car il sait que cet ami dont il pleure l’absence est son rival, et bien plus il va jusqu’à se demander, en la candeur et la loyauté de son âme, si ce noble et valeureux jeune homme, tout resplendissant de génie et de beauté, n’était pas plus capable que lui de faire le bonheur de sa Charlotte bien-aimée. Transcrivons ici la lettre de Goethe à laquelle il est fait allusion dans le journal que nous avons cité plus haut : « Il est parti, Kestner ; lorsque vous recevrez ces lignes, il sera déjà loin de vous. J’étais en paix avec moi-même, mais votre conversation a réveillé tous mes déchiremens… Je ne puis en ce moment vous dire autre chose : si ce n’est : Soyez heureux. Un instant de plus passé entre vous, et je succombais ! À présent, me voilà seul, et demain je pars ! Oh ! ma pauvre tête ! » Lisons maintenant le billet à l’adresse de Charlotte. « Certainement j’espère encore revenir, mais Dieu sait quand ? Lotte, chère Lotte, que n’ai-je pas souffert pendant que vous parliez, en songeant que c’était la dernière fois que je vous voyais ! Quelle inspiration vous avait donc portée à cet entretien ? Hélas ! vous attendiez le fond de ma pensée, et ma pensée, au lieu de planer avec