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rible. — Alors les conques, les gros tambours, les tambourins, les caisses longues et les trompettes retentirent tout à coup, et ce fut un bruit tumultueux. — Et montés tous les deux sur un grand char attelé de chevaux blancs, Krichna et Ardjouna soufflèrent dans des conques divines… — Les autres Pândavas et les chefs de leurs armées firent aussi successivement résonner leurs conques. — Ce bruit fendait les cœurs des Kourous ; le ciel et la terre se renvoyaient ce bruit confus. — Alors, ayant vu les fils de Dhritarâchtra prêts à combattre et les flèches commençant à voler, Ardjouna leva son arc et dit : — Entre les deux armées, fais arrêter mon char, ô immortel ! Cependant que j’observe ceux qui sont là, désireux de combattre et prêts à la lutte ! — Quels sont ceux contre lesquels il me faut combattre en cette grande rencontre ? Je les verrai de plus près, ceux qui vont entrer en lice, ceux qui sont là rassemblés[1] ! »

Krichna s’est fait le cocher et l’écuyer de son disciple favori Ardjouna. Les voilà donc qui marchent un instant au pas et s’arrêtent entre les deux armées : ils sont là debout, les regards dirigés en avant, le bras levé, comme deux guerriers grecs finement découpés sur le pavé d’une mosaïque. À la vue de l’ennemi, Ardjouna se trouble ; ce n’est pas la crainte qui le fait trembler, c’est l’émotion, la mélancolie, le dégoût de toute chose, ce sentiment de tristesse qui traverse les cœurs et y imprime cette parole fatale : À quoi bon ? C’est aussi le sentiment de la tendresse et du respect pour les siens, de la compassion pour tous. Comme la poésie indienne a compris les ennuis et les défaillances de l’esprit humain, et comme elle sait les exprimer par la bouche même d’un héros !

« En voyant mes propres parens, ô Krichna, désireux de combattre, prêts à en venir aux mains, mes membres s’affaissent, et mon visage est desséché, — il y a un tremblement dans mon corps, et mes cheveux se hérissent ; l’arc divin de Vichnou me tombe de la main, et la peau me brûle partout. — Je ne puis rester ferme ; il semble que mon esprit est en proie au vertige, je vois des présages, et des présages contraires, ô Krichna ! — Non, je n’attends plus le souverain bonheur, après avoir tué mes propres parens dans la mêlée ; je n’aspire point à la victoire ! La royauté, je n’en veux pas, ni de ses jouissances non plus ! — Que me fait la royauté ? que m’importent les plaisirs, la vie même ? Ceux pour qui nous désirerions avidement la royauté, les jouissances de la vie, les plaisirs, — ils sont venus sur le champ de bataille, ils sont là, ayant abandonné le soin de leur vie et leurs richesses, précepteurs, pères, fils, aïeuls, oncles, beaux-pères, neveux, beaux-frères, parens et alliés de toutes sortes ; non, je ne veux pas les tuer, quand ils me frapperaient eux-mêmes, ô Krichna[2] ! »


Arrêté par ce sentiment de pitié pour les siens et par l’horreur

  1. Chant de la Bhagavadguitâ, lecture 25, vers 841 et suivans.
  2. Ibid., vers 859 et suivans.