Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Ayant frappé à mort Douryodhana, le terrible Bhîmaséna s’approche du prince étendu à terre et lui dit : — Ce n’est qu’une vache, ce n’est qu’une vache ! Ainsi, ô insensé, as-tu jadis interpellé Draopadî, couverte d’un seul vêtement, en pleine assemblée, devant nous et en riant, ô pervers ! — De cette ironie amère reçois aujourd’hui la récompense ! — À ces mots, avec son pied gauche, il lui brisa le front ; — avec son pied, il broie la tête du lion royal, et, tout rouge de colère, le terrible Bhîmaséna — lui dit encore cette parole, qu’il te faut entendre, ô roi : Ceux qui nous ont follement insultés en nous traitant de bêtes, — ceux-là, à notre tour nous les insultons par notre joie en les appelant : bêtes, bêtes ! — On ne peut nous reprocher ni d’avoir allumé le feu pour brûler nos adversaires[1], ni de les avoir volés au jeu, ni de les avoir injuriés ; c’est avec la propre force de nos bras que nous détruisons nos ennemis[2] ! »

Bhîmaséna revient encore sur ces reproches, qu’il accompagne de nouvelles injures, et toujours le talon de son pied gauche broie le front qui a reçu l’onction royale. Cependant cette cruauté révolte les magnanimes princes qui sont là présens, les frères mêmes du barbare vainqueur, et surtout Youdhichthira, dont on vante la justice. Celui-ci intervient pour mettre fin à cette scène odieuse :

« Alors, à Bhîmaséna, qui, ayant frappé ton fils mortellement (c’est toujours l’écuyer qui parle au roi aveugle), l’injuriait encore et dansait de toute sa force, le roi de la justice, Youdhichthira, dit ceci : — Tu as payé la dette de la vengeance, ton serment est accompli ; abstiens-toi désormais d’en faire davantage en bien comme en mal. — Ne foule pas ainsi sa tête sous ton pied ; ne transgresse pas la loi du devoir ! Il est roi, il est notre parent, il est blessé à mort ; cela est mal de ta part !… — Celui qui commanda onze armées complètes et fut prince des Kourous, ne le foule pas sous ton pied, car il fut roi, et même aussi ton parent ! — Les siens ont été tués, ses ministres ont péri, son armée est dispersée, il est tombé dans le combat : de toute manière il faut pleurer sur lui et non l’insulter, car il fut roi ! »

Après avoir tempéré par ce noble langage la brutale fureur de son frère, Youdhichthira s’adresse à son tour au moribond et lui dit :

« Maître, tu ne dois pas nous en vouloir, ni te plaindre toi-même ; c’est la très horrible action accomplie jadis qui te vaut cela. — Voilà qu’il a porté son fruit fixé par les dieux, ce mauvais dessein par suite duquel nous en sommes arrivés à chercher à nous détruire les uns les autres ! — C’est par ta propre faute que tu es tombé dans un semblable malheur, qui résulte de ta cupidité, de ton fol orgueil et de ta légèreté. — Après avoir causé la mort des parens, des frères, des aïeux, des fils et des petits-fils de notre famille » te voilà arrivé au moment suprême. — Par ta faute, tes frères sont tombés

  1. Allusion à la tentative faite par Douryodhana pour brûler vifs les fils de Pândou dans une maison préparée à cet effet. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Chant du Çalyaparva, lecture 61, vers 3 311 et suivans.