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aveugle aux décrets providentiels suffira-t-elle pour calmer l’ambition des guerriers, comme semblent l’espérer les maîtres de la doctrine ? En combattant l’activité humaine par l’inertie, en prêchant aux hommes la fatalité, est-on assuré de faire naître les sentimens de conciliation et de bon vouloir réciproque d’où sortiront la concorde et l’union des cœurs ? Il est permis d’en douter ; toutefois on peut admettre que le spectacle des grandes calamités produites par la jalousie des deux branches de la famille des Kourous encouragea encore la caste des deux-fois-nés à discréditer l’ardeur guerrière, les instincts belliqueux, la turbulence inquiète des kchattryas, et à proclamer la petitesse de l’homme en face de Dieu.

Le Mahâbhârata, qui est la plus considérable des épopées, aboutit donc à une philosophie et à un système religieux. Il en est toujours ainsi des ouvrages écrits dans l’Inde, parce que les guerriers laissaient aux brahmanes le soin de retracer leurs actions. Dans ce long récit, on cherche vainement le tableau complet d’une société ; on ne voit que deux castes agissant individuellement et chacune selon ses instincts. Le peuple de l’Inde disparaît dans le tourbillon des combats ; il n’est nulle part, si ce n’est dans ces armées multiples qui s’entrechoquent çà et là. Que se fait-il dans les villes ? Hors des assemblées royales, où l’on disserte sur les devoirs des rois, que se passe-t-il ? Les poètes n’en disent rien ; ils se taisent sur tout ce qui ne se prête pas au développement de la pensée spéculative. Les cités populeuses dont il est question ne présentent à l’esprit qu’un assemblage confus de minarets, d’arcs de triomphe, de portiques, de hautes terrasses dont il est impossible de saisir la physionomie précise. La campagne, les champs, les terres cultivées qui fournissent à l’homme sa nourriture ne sont ni décrits, ni même indiqués. Il n’est fait aucune allusion aux travaux des laboureurs ni aux souffrances que cause la guerre à la classe des paysans. Les vaches jouent un rôle assez important dans l’épisode de la razzia, elles forment une partie de la richesse des brahmanes ; pourtant les pâtres ne sont jamais mis en scène. La caste des vaïçyas ou marchands est tout aussi négligée ; pas un mot n’échappe au poète qui rappelle les caravanes de ces temps lointains traversant le pays dans toute sa largeur et transportant de l’est à l’ouest les produits de l’Asie orientale. Si par hasard il y est fait allusion, on ne dit ni où elles vont, ni d’où elles viennent. C’est que les Aryens, à l’exemple des nations qui s’établissent par la force en pays conquis, ne prenaient nul souci de la population indigène attachée au sol par les liens du travail. Quoique l’élément indigène se mêlât peu à peu à la caste guerrière et même aussi à la caste sacerdotale, l’esprit de cette double aristocratie demeurait le même : les guerriers s’acharnaient à faire