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en hôpital, on touchait aux combats les plus meurtriers de la campagne, et quelques mois plus tard la prise de Sébastopol semblait mettre un terme à la guerre de Crimée ; mais la tâche du corps médical était loin d’être remplie, et si le nombre des blessés était moins considérable, celui des malades augmenta bientôt, sous la double influence du scorbut et du typhus, dans des proportions qui éveillèrent la plus vive sollicitude. Alors, comme au début même de la campagne, le gouvernement turc se montrait heureusement animé des dispositions les plus propres à favoriser les efforts de l’administration française. Contrairement à toutes les traditions, le sultan venait d’assister à un bal somptueux donné par l’ambassadeur de France. Des troupes ottomanes et françaises avaient fraternellement formé la haie sur son passage ; des salves d’artillerie annoncèrent son entrée dans le palais de l’ambassade. Abdul-Medjid fut introduit d’abord dans un élégant salon réservé où j’eus l’honneur de lui être présenté. Il me parla avec un vif intérêt du corps d’armée turc que j’avais visité à Eupatoria, de la santé de ses soldats et des nôtres, et m’engagea à visiter les hôpitaux militaires ottomans de Constantinople, sur le compte desquels il voulait avoir mon opinion. Le sultan comprend le français, il le parle même purement, mais avec une réserve timide ; aussi son ministre des affaires étrangères, Fuad-Pacha, qui a fait des études médicales à Paris, s’empressait-il de traduire sa pensée dès que sa parole hésitait. Sa physionomie, naturellement un peu morne et rêveuse, s’anime pendant la conversation, et prend tout à coup une remarquable expression de finesse et de bienveillance. Il fit son entrée dans le bal au milieu de tous les hauts fonctionnaires de son empire couverts de broderies en or et de croix en brillans. Son costume était d’une riche simplicité : une calotte de feutre rouge sans ornemens, un petit manteau noir, à collet droit, ruisselant de gros diamans, avec la tunique européenne et le grand-cordon de la Légion d’honneur. Le parti des vieux Turcs s’émut vivement à cette occasion ; dans leurs alarmes, ils allaient jusqu’à penser que le sultan, en recevant le grand-cordon de la Légion d’honneur, se convertissait au christianisme. Pour les tranquilliser, il fallut leur démontrer que l’étoile de la Légion d’honneur est composée de cinq branches et non pas de quatre, comme le signe du chrétien.

Le sultan s’avança gravement et à pas comptés dans la salle du bal, promenant à droite et à gauche un regard calme, impassible, presque distrait, quoiqu’il assistât pour la première fois de sa vie à une semblable fête. Il prit place sur un siège réservé, d’où il parut suivre avec quelque intérêt les plaisirs de la danse. Je ne sais quelle impression Abdul-Medjid ressentit de cette exhibition de jolies femmes