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tristesse, au lieu de nous affaiblir, nous relève. L’étude de Ruysdaël est doublement salutaire : elle donne au goût plus de délicatesse, à la pensée plus de vigueur. On apprend de lui à trier les détails, à ne pas leur attribuer une importance égale et constante. Son regard ne négligeait rien, son pinceau ne transcrivait pas tout ce que son œil avait aperçu. Il comprend la vie des plantes et la rend avec une évidence, une splendeur qui n’ont jamais été surpassées. Or le spectacle de la vie ainsi révélée suscite en nous le désir de voir, le besoin d’agir. Les œuvres de ce maître, qui a mis l’empreinte de son âme dans les compositions mêmes que les ignorans prennent pour impersonnelles, nous émeuvent comme la nature, tant il y a de vérité, de fraîcheur, de jeunesse, dans les branches que le vent soulève, ou que viennent éclairer les derniers rayons du soleil. Pour produire en nous une émotion si profonde, un regard pénétrant, une mémoire fidèle, une main docile ne suffiront jamais.

Claude Lorrain comprenait autrement que Ruysdaël l’interprétation de la nature. Il ne se contentait pas de corriger ce qui lui semblait mesquin, d’effacer ce qui lui paraissait inutile : son génie, plus hardi que celui du peintre hollandais, agissait avec une liberté qui s’appellerait présomption, si la postérité ne lui avait donné raison. Ce qu’il voyait n’était pas pour lui un sujet d’imitation, mais un sujet de composition. Le crépuscule du matin, le crépuscule du soir, la splendeur de midi, l’heure solennelle qui précède le coucher du soleil, ont trouvé dans son pinceau un interprète éloquent et fidèle ; mais ce qui caractérise sa manière, ce qui lui assigne parmi les paysagistes une place à part, c’est la puissance souveraine avec laquelle il disposait de tout ce qu’il avait vu. Les forêts et les montagnes ne lui suffisaient pas, les derniers rayons du soleil réfléchis dans les flots ne contentaient pas son imagination. Avant de se mettre à l’œuvre, il avait une pensée préconçue, et pour la rendre il associait les ruines de l’art humain à l’éternelle beauté, à la sérénité permanente de l’art divin. Les colonnes mutilées d’un temple magnifique à côté d’une forêt que chaque printemps rajeunit occupent le premier plan; à l’horizon, des montagnes lointaines, dont les lignes pures et harmonieuses reposent le regard et portent dans l’âme du spectateur une émotion religieuse et profonde. Si jamais l’insuffisance de l’imitation fut reconnue franchement, c’est à coup sûr par Claude Lorrain. Il n’essayait pas de copier ce qu’il voyait, mais de traduire l’impression qu’il avait reçue. Quant aux personnages qu’il plaçait dans ses compositions, il ne leur attribuait pas une grande importance : tantôt il s’en servait pour donner la mesure des ruines qui occupaient le premier plan, tantôt pour expliquer la pensée qu’il avait voulu rendre. Deux figures dans une barque voguant doucement et protégées contre l’ardeur du jour par les arbres de la rive