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pensée qui assigne les rangs, et Nicolas Poussin se trouve naturellement le premier.

Or, si les idées que j’ai développées et que j’ai tâché de rendre claires ont été bien saisies par le lecteur, il ne doit rester aucun doute dans son esprit sur la nature des conclusions auxquelles je veux arriver. Le paysage, comme la peinture d’histoire, comme la peinture religieuse, comme la sculpture, est obligé de recourir à l’idéal. Dans ce domaine, qui semble se dérober à l’intervention de la pensée, comme dans les autres domaines, où le rôle de l’imagination paraît plus important, l’imitation la plus parfaite ne saurait produire une œuvre d’art. Ce que j’ai dit des marbres grecs comparés aux statues modernes, je dois le dire des toiles de Ruysdaël, de Claude Gellée, de Nicolas Poussin, comparées aux toiles que les amateurs se disputent sous nos yeux. Tant que le paysage n’abandonnera pas la voie où il s’est engagé, tant que l’idéal n’aura pas repris l’importance qui lui appartient, l’expression de la nature muette sera toujours à l’état rudimentaire. Ce que Phidias, Polyclète et Praxitèle démontrent pour la figure humaine taillée dans le paros, Ruysdaël, Claude Lorrain et Nicolas Poussin le démontrent pour les plantes et les roches imitées à l’aide du pinceau. Personne n’a jamais imité la nature plus habilement que Ruysdaël, et pourtant Ruysdaël n’émeut pas le spectateur aussi puissamment que Claude Lorrain. Pourquoi, si ce n’est parce que Claude Lorrain accorde à l’idéal plus d’importance que le peintre hollandais? Pourquoi Claude Lorrain, malgré la splendeur de ses œuvres, demeure-t-il au-dessous de Nicolas Poussin, si ce n’est parce qu’il n’attribue pas à la pensée un rôle aussi élevé que le rêveur des Andelys? Ou l’histoire ne signifie rien, ou elle doit nous éclairer sur le sens du présent. Les trois plus grands paysagistes du monde, qui vivaient au XVIIe siècle, sont des argumens que personne n’a le droit de récuser. Les hommes qui pratiquent aujourd’hui l’art qu’ils ont pratiqué n’oseraient pas se vanter de posséder des facultés supérieures; mais ils se méprennent sur le but du paysage, comme les sculpteurs se méprennent sur le but de la sculpture, et quand ils ont copié un tronc d’arbre sans omettre une rugosité, sans oublier un lichen, ils s’applaudissent et se glorifient. Ils ne disent pas : Nous valons mieux que Ruysdaël, Claude Lorrain et Nicolas Poussin; mais ils disent : Ils se trompaient, et nous savons le chemin qui mène à la vérité. — Eh bien! la clairvoyance n’est pas de leur côté.

Les trois grands paysagistes du XVIIe siècle, doués de facultés inégales, avaient aperçu le but suprême de l’art qu’ils pratiquaient. Le maître hollandais ne l’a pas touché, et cependant ses œuvres excitent encore aujourd’hui une légitime admiration. Claude Gellée,