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veines, c’étaient cette ingrate défaillance, ce lourd affaissement qui répondent, dans l’état corporel, à ce qu’on appelle, dans l’état mystique, l’absence de toute consolation et de toute grâce. Suivant son habitude, il s’était arrangé sur son lit pour écrire, puis la plume s’était échappée de sa main. Pressant entre ses lèvres le bout d’un cigare éteint, il semblait avoir laissé son esprit tomber dans l’océan des rêves sans couleur et sans forme, quand il fit brusquement sur lui-même un effort victorieux; ses yeux, devenus un moment immobiles, reprirent leur mouvement étrange. Sa plume, morte et gisante, se retrouva, par une résurrection soudaine, debout et active. Il écrivit jusqu’au soir, en proie à une de ces fièvres si puissantes qu’elles usent une chose immortelle, c’est-à-dire l’âme où des souffles inconnus les allument et les éteignent. Le soir venu, voici ce qu’il avait écrit :

« Ce que j’éprouvai en la quittant, ce fut une douleur qui me semblait au-dessus des forces humaines, mais qui me paraît une sorte de joie aujourd’hui, quand je la compare à ce que j’ai senti depuis. En effet, si c’était dans toute ma partie mortelle, dans toute la région terrestre de ma vie une obscurité, une désolation aussi profonde que le deuil dont se couvrit la nature le jour où un hôte divin nous abandonna, c’était dans mon être idéal au contraire une lumière nouvelle, comme une volupté semblable à celle des martyrs. Rivé, à travers le temps, à travers l’espace, à une âme dont il me semblait entendre les frémissemens lointains répondre aux moindres frémissemens de la mienne, jamais je n’avais compris comme alors la puissance des choses invisibles. La pensée que cette chaîne mystérieuse, qui devait, d’un bout du monde à l’autre, unir son existence à la mienne, pût être brisée un jour, ne s’offrait même point à mon esprit. Je vécus pendant des mois entiers dans cette illusion, d’où naquit ce que j’appellerai l’âge héroïque de mes amours.

« Si quelque chose pouvait me maintenir sous ce charme, conserver et multiplier autour de moi les horizons du jardin magique, c’était assurément les lettres que je recevais d’elle. A présent encore, je n’ai pas de paroles pour exprimer ce que me fait toujours éprouver son écriture. Derrière ces mots, dont chacun alors rayonnait d’une pensée d’amour, je voyais son regard doux comme le matin et plein de mystère comme la nuit, je retrouvais son sourire salué par toutes les voix de mon cœur; enfin je sentais par instans ses lèvres répandant en moi tout à coup la mort passagère du baiser. Il n’était point de soins ingénieux qu’elle n’employât pour me faire parvenir le plus promptement et le plus régulièrement possible ces chères lettres. Elle avait mis, je crois, dans ses intérêts toutes les diplomaties européennes. Malgré l’immense variété des