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teur ou vengeur. Le hasard d’un trône conservé, puis rétabli, le porte avant la révolution dans la poésie païenne et morale, après la révolution dans la poésie chrétienne et morale. Dans l’une et dans l’autre, il cherche le sublime et inspire l’admiration, parce que le sublime est l’œuvre de la raison enthousiaste, et que l’admiration est l’enthousiasme de la raison. Dans l’une et dans l’autre, il y atteint par l’entassement des magnificences, par l’ampleur soutenue du chant poétique, par la grandeur des allégories, par la hauteur des sentimens, par la peinture des objets infinis et des émotions héroïques. Dans la première, lyrique et philosophe, possesseur d’une liberté poétique plus large et créateur d’une illusion poétique plus forte, il produit des odes et des chœurs presque parfaits. Dans la seconde, épique et protestant, enchaîné par une théologie stricte, privé du style qui rend le surnaturel visible, dépourvu de la sensibilité dramatique qui crée des âmes variées et vivantes, il accumule des dissertations froides, change l’homme et Dieu en machines orthodoxes et vulgaires, et ne retrouve son génie qu’en prêtant à Satan son âme républicaine, en multipliant les paysages grandioses et les apparitions colossales, en consacrant la poésie à la louange de la religion et du devoir.

Placé par le hasard entre deux âges, il participe à leurs deux natures, comme un fleuve qui, coulant entre deux terres différentes, se teint de leurs deux couleurs. Poète et protestant, il reçut de l’âge qui finissait le libre souffle poétique, et de l’âge qui commençait la sévère religion politique. Il employa l’un au service de l’autre, et déploya l’inspiration ancienne en des sujets nouveaux. Dans son œuvre, on reconnaît deux Angleterres : l’une passionnée pour le beau, livrée aux émotions de la sensibilité effrénée et aux fantasmagories de l’imagination pure, sans autre règle que les sentimens naturels, sans autre religion que les croyances naturelles, volontiers païenne, souvent immorale, telle que la montrent Sidney, Shakspeare, Spenser, et toute la superbe moisson de poètes qui couvrit le sol pendant cinquante ans; l’autre munie d’une religion pratique, dépourvue d’invention métaphysique, toute politique, ayant le culte de la règle, attachée aux opinions mesurées, sensées, utiles, étroites, louant les vertus de famille, armée et raidie par une moralité rigide, précipitée dans la prose, élevée jusqu’au plus haut degré de puissance, de richesse et de liberté. À ce titre, ce style et ces idées sont des monumens d’histoire. Ils concentrent, rappellent ou devancent le passé et l’avenir; dans l’œuvre d’un grand homme, on découvre les événemens et les sentimens de plusieurs siècles et d’une nation.


H. TAINE.