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seurs et trois compagnies de la légion étrangère, longe les hauteurs de la rive droite du ravin, et cerne aussi les fuyards, qu’un peloton de cavalerie sabrait sur la rive gauche. Rien de plus étrange ni de plus émouvant que le spectacle qui se déroulait alors sous nos yeux, et dont ne perdront jamais le souvenir ceux qui en ont été les témoins. Sur le fond verdoyant de la montagne se dessinaient les dolmans bleus de nos chasseurs d’Afrique, les vêtemens rouges des femmes, les burnous blancs des Arabes, tous confondus dans un pêle-mêle affreux; les cris des soldats, les gémissemens des victimes, dominés par le bruit de la fusillade, se répétaient en échos prolongés jusqu’au fond de la vallée, et le soleil levant éclairait de ses pâles rayons cette scène confuse et sanglante.

Vers les neuf heures du matin, nous étions maîtres de Narah. Le feu fut aussitôt mis aux maisons. En un clin d’œil, une ceinture de flammes environna la ville, et en empêchant nos troupes d’y rester, sauva beaucoup de gens qui avaient cherché un refuge dans la mosquée. Cependant il ne se fit qu’un trop grand massacre des habitans. Une fois le soldat animé par le sang, rien ne l’arrête; la vengeance trouve alors son excuse. Quelques-uns, moins inhumains, ramenaient vers ceux de leurs camarades qui n’avaient pu prendre part au pillage des femmes et des enfans, mais en petit nombre, car il en était resté fort peu au milieu des assiégés. Une jeune fille, entre autres, avait été enlevée par des zouaves; elle était entièrement nue, soit qu’elle eût été dépouillée de ses vêtemens, soit que le temps lui eût manqué pour s’en couvrir : les zouaves l’enveloppèrent du caban d’ordonnance, lui firent une place à leurs feux de bivouac, et respectèrent sa faiblesse. On remarqua aussi une autre jeune fille bien digne de pitié; elle était d’une beauté singulière, et le fin tissu de sa robe blanche dénotait une naissance élevée. Une balle l’avait frappée en pleine poitrine, et elle s’était traînée sur la plate-forme d’un rocher isolé pour éviter l’incendie qui dévorait sa maison. Il fut impossible de la secourir : on l’aperçut de loin se débattant dans les angoisses de la mort et tombant après d’affreuses souffrances, sans avoir proféré un seul cri. Un pauvre Kabyle, plus heureux, échappa miraculeusement à une mort presque certaine. Il avait été fait prisonnier, et se trouvait gardé à vue au milieu d’une compagnie de soldats. Observant ce qui se passait près de lui, ii profite d’un moment favorable et se sauve à toutes jambes, mais non sans essuyer le feu de plus de trente hommes qui tirent sur lui presque à bout portant sans pouvoir l’atteindre. D’autres durent leur salut à l’humanité des chefs, entre autres le taleb[1] de Menah, qui s’était

  1. Espèce d’instituteur communal.