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invitait sa bonne maîtresse, Anna Vassilievna, à se lever au plus vite. Toute la maison fut sur pied en un clin d’œil, car chacun savait que le maître s’était réveillé de bonne humeur.

« Un quart d’heure après, une table couverte d’une nappe fabriquée à la maison était dressée près de l’escalier; au milieu de la table bouillait, sous la surveillance d’Aksioutka, le samovar en forme de théière. La vieille maîtresse Anna Vassilievna vint saluer son mari sans gémir comme d’habitude[1], et souvent avec raison; elle l’aborda au contraire d’un air radieux et lui demanda d’une voix assurée comment il avait passé la nuit et ce qu’il avait vu en songe. Mon grand-père l’accueillit avec bonté... Anna Vassilievna s’épanouit et parut rajeunie : ce n’était plus la lourde personne de la veille. Elle prit un tabouret et s’assit à côté de mon grand-père, ce qu’elle ne se permettait point ordinairement. — « Comment as-tu passé la nuit? » lui demanda Stépane Mikhaïlovitch. — Cette question était une des plus aimables qu’il lui adressât jamais, et elle s’empressa de répondre que lorsqu’il reposait bien, elle passait toujours une bonne nuit, mais que Tanioucha n’avait pas bien dormi. Tanioucha était la plus jeune des filles de Stépane Mikhaïlovitch, et comme cela est fréquent chez les vieillards, il la préférait aux autres. Aussi recommanda-t-il expressément qu’on la laissât s’éveiller d’elle-même

« Lorsque mon grand-père avait pris le thé tout en causant de choses et d’autres, il se disposait à aller visiter ses champs. Il avait déjà crié à Mazane : « Le cheval ! » et un vieux coursier attelé à un long droguï de paysan l’attendait au bas de l’escalier; c’était un équipage fort commode dont le fond était formé par une sorte de filet de cordes aux mailles serrées et au milieu duquel se trouvait une bande d’écorce de tilleul recouverte par un morceau de feutre. Le palefrenier Spiridone tenait lieu de cocher, mais son costume était assez négligé : il était en chemise, nu-pieds, et portait pendus à sa ceinture de laine rouge une clé et un peigne de cuivre. Quelques jours auparavant, il s’était présenté sans chapeau; mon grand-père l’avait réprimandé, et cette fois il s’était affublé, en guise de chapeau, d’une coiffure en écorce de tilleul. Cette innovation fit rire mon grand-père. Stépane Mikhaïlovitch endossa un kaftan de toile écrue qui était destiné aux excursions de ce genre, mit une casquette et s’assit sur le droguï après y avoir étendu un kaftan de drap en cas de pluie. Spiridone avait eu la même précaution; mais ce kaftan de réserve était de toile rouge, teinte à la maison avec de la garance que l’on recueillait en quantité dans les champs voisins. Les gens de mon grand-père faisaient un si grand usage de cette teinture, qu’on leur avait donné dans le pays le surnom de garanciers.

« Stépane Mikhaïlovitch parcourut ses domaines en tous sens avec le plus grand soin. Il visita avec la même attention les champs de ses paysans, afin de pouvoir se rendre un compte exact des résultats de la récolte. En passant près d’une haie, il cueillit des fraises avec l’aide de Mazane, et, choisissant les plus belles, il en forma un bouquet qu’il destinait à son Anna. Quoique la journée fût très chaude, il ne reprit le chemin de la maison que vers midi,

  1. Cette habitude est encore très générale en Russie parmi le peuple; les personnes âgées, surtout les femmes, poussent fréquemment des gémissemens étouffés, et paraissent toujours sous le coup de quelque grand malheur.