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lage; les hommes et les femmes qui l’avaient suivi étaient des solliciteurs qui venaient demander au maître des faveurs particulières. Ces demandes furent bien accueillies : mon grand-père consentit à fournir de la farine à un paysan, qui n’avait point rendu celle qu’on lui avait déjà donnée, quoiqu’il fût parfaitement à même de faire cette restitution; il promit à un autre de marier son fils avant l’hiver à une fille que la famille de ce dernier avait choisie. Enfin une femme de soldat, à laquelle il avait ordonné, pour cause d’inconduite, de quitter la maison de son père, fut autorisée à y demeurer. Bien mieux, il fit offrir à chacun des assistans un énorme gobelet d’eau-de-vie préparée à la maison et de premier choix. Cela fait, il donna en peu de mots, mais d’une manière claire et précise, ses ordres pour le lendemain, et se hâta d’aller souper. Tout était prêt depuis longtemps. Le repas du soir se composait à peu près des mêmes plats que celui du matin, et on y mangea d’aussi bon appétit, peut-être même un peu plus, car il faisait moins chaud. Le souper terminé, Stépane Mikhaïlovitch avait l’habitude de rester encore une demi-heure assis en chemise sur l’escalier pour se rafraîchir après avoir pris congé de toute la famille. Cette fois il y demeura un peu plus, plaisantant et riant avec les domestiques; il enjoignit à Mazane et à Tanaïtchenko de lutter ensemble et de se battre à coups de poings. Ceux-ci obéirent, mais il les anima tellement l’un contre l’autre, qu’ils se prirent par les cheveux. Mon grand-père, étant suffisamment égayé de ce spectacle, calma leur ardeur d’un ton d’autorité, et ils se séparèrent.

« La nuit, une belle nuit d’été, enveloppa bientôt pour quelques heures toute la nature. Les lueurs mourantes du crépuscule n’étaient pas entièrement éteintes, et dans ces contrées elles durent jusqu’à l’aurore. La voûte du ciel devenait plus sombre d’heure en heure, et faisait ressortir la clarté des étoiles. Le cri des oiseaux de nuit était de plus en plus distinct; ils semblaient se rapprocher. Le bruit des moulins augmentait d’un instant à l’autre au milieu du brouillard humide qui s’élevait sur la rivière... Mon grand-père se leva, se signa à deux reprises, rentra dans sa chambre étouffante, s’y étendit sur de moelleux coussins et fit baisser le rideau qui entourait son lit. »


Il est superflu d’insister ici sur la signification des détails groupés par l’écrivain russe. A tous les momens de cette journée heureuse du seigneur d’Aksakova, on retrouve les mêmes contrastes, la sauvagerie s’alliant à la sérénité patriarcale, le gouvernement absolu du père de famille tempéré par la douceur familière de celui qui l’exerce, quelquefois aussi compromis par les écarts de son tempérament fougueux. Ici néanmoins la violence des instincts primitifs a pour contre-poids des qualités incontestables. Les fragmens consacrés au caractère de Stépane Mikhaïlovitch et à sa vie intérieure, tout en constatant l’état inculte d’une portion de la société russe sous Catherine, mettent en relief les mérites naturels qui corrigent quelque peu cette barbarie morale. Un autre chapitre nous montre ce que deviennent les instincts violens de la race quand il leur manque ce précieux contre-poids, et on comprend mieux ainsi quelle de-