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du vieux cuirassier, n’osait répliquer; mais à part lui il estimait que le père Noël n’avait pas conscience des prérogatives de l’imagination. Le plus clair était que personne ne lui rendait justice. Une autre cause, dont sa vanité ne lui permettait pas de parler, contribuait à lui rendre le séjour de Blois intolérable. Il avait rencontré forcément quelques-unes des personnes qu’il avait connues autrefois chez Mme de Boisgard, et ces personnes, un peu oisives comme on l’est dans certaines villes de province, n’avaient pas manqué de le questionner sur les motifs de son retour dans la ville natale. Ces questions se renouvelaient souvent, et Urbain ne savait comment y répondre. Il n’ignorait pas d’ailleurs qu’une partie de la vérité avait pénétré dans le monde de Blois, et son amour-propre en souffrait cruellement. Il avait des frissons quand on l’arrêtait dans la rue. Il voyait dans chaque parole, dans un regard, dans un salut, dans un sourire, une allusion ironique à ce passé dont chaque rue et chaque maison lui rappelaient les jours pleins de promesses. Le venin coulait goutte à goutte sur son cœur ulcéré. Chaque visage lui devenait odieux; pour lui, tout passant était un ennemi ou un railleur. Il rentrait parfois subitement après être sorti pour une longue promenade, et se renfermait dans un silence farouche dont rien ne le tirait plus; c’est qu’au détour de la rue il avait aperçu de loin un de ses protecteurs d’autrefois. Alors il se demandait comment il avait pu se décider à quitter Paris. Ses créanciers n’étaient pas des tigres; on ne l’aurait certainement pas poursuivi. Une haine sourde s’amassait au fond de son âme contre le père Noël.

Le pauvre vieil organiste ne lui disait rien pourtant du chagrin cuisant qui le dévorait. Tout ce qu’il avait redouté s’était réalisé, et au-delà; cependant il ne pouvait encore se détacher pleinement de l’élève en qui si longtemps il avait vu un fils. Quelquefois le soir, quand il le regardait assis auprès de Madeleine dans son jardin, il lui semblait que rien de ce qui avait bouleversé son cœur n’était arrivé, et la voix du vieillard se radoucissait. Il se souvenait du jour où le fils du mercier avait mis avec confiance sa petite main dans la sienne. Un seul élan, un mot de repentir, et son cœur se serait ouvert. Plusieurs fois, à l’insu d’Urbain, il avait fouillé dans l’amas de musique qu’il avait rapporté de Paris, et où les morceaux achevés se mêlaient à des motifs à peine indiqués; ceux-là dataient d’autrefois, ceux-ci étaient presque de la veille. Le père Noël avait tout lu, tout étudié. Hélas! les meilleurs étaient les plus vieux; là étaient la sève, l’originalité, le mouvement, ce quelque chose qui court comme une flamme dans les œuvres de l’esprit. Il en exécuta plusieurs en secret, tout seul, et à la vue des qualités réelles qui éclataient en gerbes sous ses doigts, bien des larmes furtives s’échappèrent de ses yeux. — Ah! s’écria-t-il un jour, avoir eu de si belles