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à la vie privée, c’est-à-dire à la propriété, elles ont été perdues.

Cette force inerte, mais toute-puissante, de la vie privée chez nous explique bien des choses : elle explique par exemple pourquoi nous tenons beaucoup plus à l’égalité qu’à la liberté. La liberté touche à la vie publique, tandis que l’égalité touche à la vie privée. La liberté trouble la vie privée, parce qu’elle lui impose des obligations ; l’égalité satisfait la vanité en gênant l’élévation du voisin. Nous avons donc à la fois, par un contraste singulier. L’esprit élevé et hardi, le cœur casanier. Nous sommes idéalistes dans nos livres et dans nos révolutions, nous sommes un peu matérialistes à la maison. Voilà ce que témoigne l’histoire de notre siècle, déjà sexagénaire.

Avec ces dispositions, avons-nous à craindre de ne pas nous intéresser aux grandes scènes de l’idéal religieux, à Polyeucte et à Athalie ? Non. Ce sont nos esprits qui se rassemblent et s’entretiennent dans la littérature, et non pas nos affaires et nos intérêts. Nous sommes tous, quand nous lisons, des idéalistes comme à l’église nous sommes tous des chrétiens, quitte à l’oublier un peu en sortant. C’est l’idéalisme qui nous sauvera. Le génie français a ses heures de lassitude et ses heures d’enthousiasme, et il faut se garder de le juger dans une de ces heures, car on le jugerait trop mal ou trop bien. Il a aussi ses heures de foi et ses heures d’impiété ; il ne faut pas non plus le prendre dans une de ces heures. Il ne faut pas surtout le juger sur une seule partie de sa littérature, et parce que notre théâtre a peu de drames religieux, en conclure que l’esprit religieux nous a toujours et partout manqué. C’est l’art dramatique moderne qui répugne au drame religieux, et non pas l’esprit français. La France n’a pas mis ses inspirations religieuses au théâtre, elle les a mises dans les croisades du moyen âge, dans la mission patriotique de Jeanne d’Arc au XVe siècle, dans la morale de Port-Royal et dans l’éloquence de Bossuet et de Fénelon au XVIIe siècle. Elle les a mises, pour tout dire d’un mot, à leur rang.


SAINT-MARC GIRARDIN.