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apparaît comme un foyer inextinguible d’énergie spirituelle et de vie intérieure, comme un asile animé et illustré par les solitaires. Et en même temps du seuil du couvent on a une vue sur le siècle, on trouve à sa porte des hôtes comme Pascal, des pénitentes comme Mme  de Longueville ou Mme  de Sablé. On sait le rôle qu’a joué à Port-Royal la famille des Arnauld, cette tribu sacerdotale qui traverse le XVIIe siècle, et qui compte autant de femmes éminentes que d’hommes remarquables. Parmi ces femmes, la plus connue est la mère Angélique, celle qu’on a appelée la grande Angélique. La mère Agnès, qui fut aussi coadjutrice et abbesse de Port-Royal, était plus effacée ; ses lettres, longtemps demeurées dans l’ombre, sont recueillies et publiées aujourd’hui par M. P. Faugère avec tout le zèle intelligent de ces choses du passé. M. Faugère était familier avec ce genre d’études ; c’est lui qui a donné la première édition complète des manuscrits retrouvés de Pascal. On a eu ainsi les Pensées dans leur jet primitif, spontané et ardent. La restitution que M. Faugère fait aujourd’hui des Lettres de la mère Agnès Arnauld a également un grand prix, surtout pour l’histoire morale.

C’est un rare caractère qui se révèle dans cette correspondance, si active et si variée, avec tant de personnes, parmi lesquelles on compte Pascal, Mme  de Sablé, la duchesse de Longueville, le marquis de Sévigné, l’oncle de la célèbre marquise. Les lettres de la mère Agnès portent la marque d’un esprit ferme, et laissent voir en même temps une vive et ardente imagination, exaltée par l’habitude de la contemplation religieuse ; elles ont parfois des reflets poétiques, elles contiennent surtout bien des traits ou se révèlent la sagacité, la connaissance de la vie intérieure. C’est la plus fine et la plus perçante psychologie. À vrai dire, la vie religieuse développe chez ceux qui s’y consacrent une habileté d’analyse et une faculté de perception de tous les phénomènes de la conscience, de toutes les nuances morales, qui n’existent point au même degré chez les autres. La mère Agnès est une directrice supérieure, et elle devient même une directrice piquante, presque malicieuse, quoique toujours grave, avec une personne, comme Mme  de Sablé, lorsque celle-ci se retire à Port-Royal de Paris avant la dispersion des religieuses. La marquise de Sablé était une mondaine qui voulait être convertie, mais qui ne tenait point visiblement à trop de sainteté. Elle avait surtout une grande frayeur de la mort ; elle était désolée de perdre l’odorat, parce qu’elle ne pourrait plus respirer le parfum des fleurs, Elle a mille susceptibilités et mille délicatesses. Il faut voir comment la mère Agnès parle à Mme de Sablé ; elle traite ces frayeurs et ces faiblesses avec une bonne grâce charmante et sévère. Sans connaître le monde, elle le devine presque, ou du moins elle pénètre toutes les mollesses des âmes mondaines. C’est ainsi que, même dans la solitude et dans le recueillement du cloître, se retrouvent de ces figures qui ont tout l’attrait de la vie, et dont l’originalité se compose d’un mélange d’austérité et de grâce, de gravité et de douceur, de fermeté et d’exaltation mystique. C’est une de ces figures que M. Faugère a remise au jour en publiant les Lettres de la mère Agnès. N’est-ce pas le meilleur moyen de dégager ce qui est fait pour survivre, ce qui est intéressant dans ces luttes d’un autre siècle, auxquelles succèdent d’autres luttes qui passeront à leur tour ?