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Le talent du conteur russe est surtout descriptif. Ses personnages réfléchissent peu, ils agissent. Ce procédé du reste convient à l’objet que l’auteur s’était proposé ; d’ailleurs l’époque et le pays lui imposaient bon nombre de restrictions et de sous-entendus. Le tableau du servage en Russie, l’ignorance et la cruauté des petits propriétaires, la servile tyrannie de leurs intendans, la misère et la résignation obtuse des paysans, ont ici toute l’éloquence de faits réels dont l’existence, bien qu’arbitraire, se présente avec un caractère de nécessité qui écarte la discussion. Aussi, bien qu’un tel sujet laisse ample matière à l’indication de quelques réformes pratiques, sinon à l’exposé d’un système complet, l’auteur n’est entré dans aucune discussion de principes : il a cru, et avec raison, qu’en de certaines situations le simple exposé des faits dispense de toute discussion. Seulement la pensée dominante se laisse aisément entrevoir par une exclamation, par une phrase interrompue : « La voilà donc, la vieille Russie ! » s’écrie-t-il quelque part, et ce mot remplace bien des développemens.

Ainsi dépouillés de toute réflexion et tout entiers soumis à une narration concise, les Récits d’un Chasseur sont cependant fort éloignés de la sécheresse d’un simple procès-verbal. Ils sont d’abord animés par le genre d’observation fine et distinguée particulier à M. Tourguenef, et ensuite par un profond patriotisme, dont l’expression, pour ainsi dire latente, est très pénétrante et très sympathique. M. Tourguenef possède encore une autre qualité, qui l’élève immédiatement au-dessus des simples narrateurs : ses personnages ne sont pas des êtres confus, indistincts, abstraits pour ainsi dire, et auxquels l’absence de personnalité fait subir indifféremment l’influence des circonstances et des milieux où ils se trouvent placés ; leur individualité est au contraire parfaitement définie. L’auteur, tout en s’occupant du paysan russe, a su rester toujours humain. L’être moral attire la meilleure part de son attention, et il s’est attaché constamment à la composition des caractères. En ceci surtout, M. Tourguenef s’est montré écrivain : ses caractères sont composés de telle sorte qu’ils peuvent passer pour des types, alors qu’il prend fantaisie au lecteur de les considérer isolément et de faire abstraction des circonstances spéciales qui les entourent.

Les Récits d’un Chasseur comprennent cinq objets principaux qu’on peut classer ainsi : les seigneurs et les petits propriétaires, — les paysans, — les intermédiaires entre ces deux classes, — les femmes, — enfin la nature et le paysage. À chacune de ces divisions correspondent nécessairement plusieurs caractères particuliers. Du seigneur qui possède d’immenses terrés où parquent d’immenses troupeaux de chevaux et de serfs à l’odnodvoretz, gentilhomme presque réduit à la condition de paysan et ne possédant que la maison qu’il habite, il y a naturellement plusieurs échelons, plusieurs variétés, soit dans la situation matérielle, soit dans le caractère moral. Arcadi Pénotchkine est un propriétaire froid, poli, réservé, convenable, cruel. Zverkofr, un hobereau que sa femme appelle Coco, a quelques rapports avec certains types français. Kvalinski, général-major en retraite, « est un vieux grognard, un homme à principes, une conscience incorruptible, à en croire ses voisins. Le procureur du gouvernement est le seul qui se permette de sourire lorsqu’on lui parle des solides qualités du général Kvalinski ; mais la jalousie nous aveugle. » Stégounof au contraire