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devient riche du jour au lendemain. Nos fortunes s’amassent lentement : elles sont l’œuvre de toute une vie. Tu ne sauras jamais, je ne saurai jamais moi-même ce que mon père a dépensé d’efforts pour gagner ce million. Ma mère, qui le chérit et le vénère comme un être surhumain, se flatte au fond du cœur et le croit immortel. Je vois plus clair qu’elle, et ne veux pas imposer à mon père un surcroît de fatigue. Ainsi ne compte pas sur moi pour cet hiver, et jouis tout seul des splendeurs de notre chère capitale.

Puis, si ces graves considérations ne me retenaient pas, m’éloignerais-je ? N’y a-t-il pas ici quelqu’un qui souffrirait de mon absence, qui, ne pouvant me suivre, ne me laisserait point partir ? Tu la connais maintenant, et tu comprends que son bonheur me tienne lieu de tout. Chère Louise ! Hier encore, elle me parlait de toi. Tu as fait sa conquête, le sais-tu bien ? Elle a été touchée des égards que tu lui témoignais, de la façon respectueuse dont tu lui parlais, des sujets sérieux dont tu ne craignais pas de l’entretenir. Tu te souviens que tu lui as donné le bras jusque chez elle en revenant de la fête de D… Il faisait un clair de lune adorable, un de ces clairs de lune bleus si chers aux amoureux et aux poètes. C’est par une nuit semblable, après une fête aussi, qu’en rentrant avec moi chez elle, elle ne retrouva point sa mère. Elle me l’a rappelé, et elle pleurait en me le rappelant. Elle a des idées bizarres. Elle a comparé l’adieu que tu lui fis ce soir-là avec celui que je déposai sur son front pâle après une heure d’ivresse. Elle m’attend. Il est l’heure bientôt. Va, Parisien, c’est moi qui suis heureux ! Réponds-moi vite, et parle d’elle à ton ami Francis.


B…, 3 décembre 185…

Tu me demandes pourquoi je préfère l’été à l’hiver, et ta maligne curiosité insiste sur cette préférence. Tu as deviné qu’il y avait là quelque chose que je ne te disais pas, quelque relation secrète entre la saison^ et mon amour. Tu ne t’es pas trompé, Léon ; j’avouerai même que je prévoyais ta question, et que je suis prêt à y répondre. Sans doute il est bien doux, comme tu le dis, d’aller, par une nuit sombre et froide qui retient chez eux les bourgeois et les commères de la ville, frapper à l’humble porte d’une jolie fille qui vous attend et qui s’empresse autour de vous ; sans doute il est charmant, lorsque la pluie tombe au dehors et fouette les vitres, de se chauffer au feu de la maison discrète et au feu plus pénétrant des baisers de son amie. Ces plaisirs valent bien les causeries dans les sentiers en fleurs, le silence des bois, la douceur d’écouter les oiseaux amoureux et de reprendre sa propre chanson quand ils se taisent. Cette paisible intimité vaut bien la joie bruyante qu’on trouve dans une